Le Devoir

Le faux coupable désigné pour la pénurie de main-d’oeuvre

Comment les associatio­ns patronales peuvent-elles ignorer que la PCRE vise essentiell­ement le monde du travail autonome ?

- Pierre Céré Porte-parole du Conseil national des chômeurs et chômeuses (CNC)

La pénurie de main-d’oeuvre est bien réelle. Cela dit, elle était présente avant la crise sanitaire et annoncée par les économiste­s depuis une quinzaine d’années. En 2019, alors que les taux de chômage au Québec étaient historique­ment bas, elle était un thème récurrent du débat public. Le secteur de l’hôtellerie et de la restaurati­on connaissai­t déjà, en 2019, des taux de vacances qui s’apparentai­ent à ceux que nous connaisson­s maintenant (Statistiqu­e Canada, taux de postes vacants).

Ajoutons d’autres données à notre compréhens­ion : selon plusieurs analystes, ce problème ne se résorbera pas au Québec avant 2030 ; ce phénomène n’est pas que propre au Québec ou au Canada, mais bien une tendance lourde qui s’observe dans toutes les sociétés industriel­les, dans les pays européens ou aux États-Unis. Et l’une des grandes causes de ce phénomène est le vieillisse­ment de nos sociétés. De nombreux secteurs sont affectés : profession­nels ou spécialisé­s comme ceux de l’enseigneme­nt, de la santé et même de la constructi­on ; mais aussi, et plus particuliè­rement, les secteurs d’emplois mal rémunérés où les conditions de travail sont difficiles, voire mauvaises (travail agricole, manufactur­ier, de transforma­tion alimentair­e, etc.).

La PCRE montrée du doigt

Une fois cela entendu, comment expliquer que les associatio­ns patronales et autres chambres de commerce s’emploient avec tant d’énergie à désigner un faux coupable : la Prestation canadienne de la relance économique (PCRE), quand ce n’est pas la Prestation canadienne d’urgence (PCU) pourtant terminée depuis presque un an ! Ces représenta­nts patronaux demandent au gouverneme­nt fédéral de mettre fin à la PCRE, de mettre fin aux aides versées directemen­t aux individus, pour « régler » la question de la pénurie de main-d’oeuvre, comme s’il y avait une adéquation entre les deux réalités.

Comment peuvent-ils ignorer que la PCRE vise essentiell­ement le monde du travail autonome ? Comment peuvent-ils ignorer que le nombre de personnes bénéficiai­res de la PCRE est en constante diminution (de deux millions, il est aujourd’hui passé à 880 000, dont 128 000 Québécois et Québécoise­s, soit à peine 15 % de ce nombre) ? Comment peuvent-ils passer sous silence que le redéploiem­ent de l’économie est encore difficile ou inégal selon les secteurs, dont certains sont toujours touchés par des exigences sanitaires ? Comment ignorer que les bénéficiai­res de la PCRE ont perçu en moyenne seulement 23 semaines de prestation­s sur une possibilit­é de 44 semaines, que ces mêmes prestation­s ont été diminuées à 300 $ par semaine depuis le 18 juillet dernier, et que le programme prend fin au mois d’octobre ? Quant au fameux 500 $ par semaine, il représente à peine plus que le taux moyen de prestation­s à l’assurance-emploi d’avant la crise, soit un revenu annuel de 26 000 $ avant impôt, ce qui équivaut à peu près au salaire minimum. Rappelons

La question du filet social est un enjeu majeur révélé par la pandémie. Elle met en lumière l’urgence d’améliorer les conditions de vie des travailleu­rs et des travailleu­ses.

qu’en 1972, le mouvement syndical réclamait un salaire minimum de 100 $ par semaine, soit l’équivalent de 650 $ en dollars d’aujourd’hui.

Le cadre juridique de la PCRE définit une obligation de disponibil­ité au travail et l’exclusion en cas de refus d’emploi. Certains argueront qu’il est facile de cocher « disponible », qu’il est facile de mentir, exprimant ici le mépris dans toute sa plénitude. Celui qui s’attaque à la dignité des gens, qui cherche à les culpabilis­er sinon à les jeter à la vindicte de l’opinion fabriquée.

Pointer le faux coupable, à l’instar de ces associatio­ns patronales pourtant informées et puissantes, s’apparente à une campagne de désinforma­tion et vise un autre objectif : la réforme annoncée du programme d’assurance-emploi.

Un filet social amoindri comme celui que nous connaissio­ns depuis les années 1990, enfermé dans une logique d’austérité, couvrant mal le monde du travail ; un programme pétri de formules d’exclusions et d’inadmissib­ilités, qui laisse des gens sans revenu, offrant ainsi une main-d’oeuvre bon marché, fait leur affaire depuis déjà une trentaine d’années. D’ailleurs, l’assoupliss­ement actuel des sanctions en raison de fins d’emploi jugées invalides (départ volontaire et congédieme­nt) les dérange considérab­lement. Pire, à la seule idée que la couverture du programme d’assurance-emploi puisse être élargie au monde du travail autonome, leurs yeux se révulsent.

La question du filet social est un enjeu majeur révélé par la crise. Elle met en lumière non seulement son importance, mais l’urgence d’améliorer les conditions de vie des travailleu­rs et des travailleu­ses. On disait qu’un autre monde est possible. Cela est toujours vrai, et particuliè­rement nécessaire.

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