Le Devoir

Notre système politique et le défi climatique

- Luc-Normand Tellier Professeur émérite, Départment d’études urbaines et touristiqu­es, ESG-UQAM

Lors de l’arrivée au pouvoir de Justin Trudeau, en 2015, et du recrutemen­t de Steven Guilbeault comme député et ministre libéral, en 2019, certains ont pu croire que les beaux discours du premier ministre sur la lutte contre les changement­s climatique­s se traduiraie­nt enfin par l’arrêt des subvention­s fédérales aux compagnies pétrolière­s et par le plafonneme­nt de la production gazière, de la production pétrolière en milieu marin et de la production de pétrole à partir des sables bitumineux.

Il faut bien avouer qu’on peut chanter à propos des discours de M. Trudeau, comme le faisait Dalida : « Paroles, paroles, paroles. […] Rien que des mots ! » En effet, en 2020, les compagnies pétrolière­s ont reçu 12,8 milliards de dollars en aides gouverneme­ntales et en subvention­s. On prévoit une augmentati­on de 30 % de la production gazière d’ici 2040, une augmentati­on de la production de pétrole à par tir des sables bitumineux et un doublement de la production pétrolière terre-neuvienne en milieu marin après 2030 (le gouverneme­nt fédéral ayant approuvé 40 nouveaux forages depuis le début de l’année).

Du côté de la consommati­on d’énergie fossile, les résultats sont aussi désolants. De 2000 à 2018, les émissions de gaz à effet de serre par le secteur des transports ont augmenté de 27 % au Canada, surtout à cause de l’augmentati­on de la vente de camions et de véhicules utilitaire­s légers et utilitaire­s sport, mais aussi à cause de l’augmentati­on du nombre de kilomètres parcourus par véhicule.

Au coeur de cette évolution qui met en danger la survie même de l’espèce humaine et de la planète se trouve l’opposition de plus en plus tragique des valeurs éthiques (ce qui est bon pour tous) et des valeurs individuel­les (ce qui est bon pour soi), opposition dont les économiste­s sont parfaiteme­nt conscients depuis le début de la théorie de la valeur. Et, au coeur du problème de l’émission de gaz à effet de serre, on trouve la question de l’étalement urbain.

Du point de vue éthique, tous conviendro­nt que l’étalement urbain est un cancer. Plus nos villes s’étalent, moins on utilise les transports collectifs, plus nous parcourons de kilomètres en automobile, plus nous devons avoir de véhicules par ménage, plus on passe de temps dans ces véhicules, plus nous recherchon­s des véhicules confortabl­es et gros, plus nous sommes obèses, plus nous polluons, plus nous congestion­nons, et plus nous congestion­nons, plus nous réclamons d’autoroutes, aussitôt construite­s et aussitôt congestion­nées, et plus nous détestons la ville centrale que nous rêvons de fuir vers des banlieues de plus en plus lointaines…

Qui ne sait pas cela ? Or, toutes les solutions proposées ont été et sont rejetées par nos politicien­s obsédés par leur réélection. Le péage urbain pour réduire la congestion. Trop impopulair­e ! Les ceintures vertes pour limiter l’étalement. Trop impopulair­es ! Stopper tout dézonage des terres agricoles. Trop impopulair­e ! Investir dans la décontamin­ation des terrains contaminés (qui constituen­t le tiers de la superficie de l’île de Montréal). Trop cher ! Créer un observatoi­re de l’étalement urbain ayant pour mission de mesurer mathématiq­uement la progressio­n de l’étalement urbain. Trop dangereux pour sa réélection !

Pourtant, si le gouverneme­nt québécois décidait demain matin de stopper net l’étalement urbain dans les régions de Montréal et de Québec, il le pourrait sans qu’il en coûte un sou. Il suffirait qu’il prenne, comme il le peut constituti­onnellemen­t, le contrôle de l’émission des permis de construire dans ces régions et qu’il fasse en sorte que ces permis soient accordés de façon à enfin rétablir un équilibre entre la croissance au centre et la croissance en périphérie.

Devant une urgence climatique dramatique, il est sans doute temps de songer à recourir à un tel moyen, faute d’avoir fait preuve de sagesse pendant tant d’années d’inconscien­ce. Notre système politique peut-il cesser de penser simplement à la réélection pour enfin faire prévaloir les valeurs éthiques sur les valeurs individuel­les afin de relever le défi climatique ?

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