Le Devoir

Les grands gagnants et les jamais pris des prix littéraire­s

Dans le monde des prix littéraire­s, il y a de grands gagnants. Des récidivist­es qui reviennent comme les saisons. Et des jamais pris. Portraits-robots.

- CATHERINE LALONDE Avec Lise Denis

Déjà le 12 août ! Depuis 2014, des milliers de lecteurs se rendent à cette date en librairie pour la journée J’achète un livre québécois. Afin de souligner cette huitième édition, et la rentrée littéraire qu’elle démarre désormais, Le Devoir propose une série sur les plus importants prix littéraire­s d’ici. Qui y gagne ? Qui n’y joue pas ?

Ça m’a toujours fait chier de voir quand, une année, touuuuuuus les prix célèbrent le même bouquin, confie l’auteur Christian Guay-Poliquin. J’ai toujours trouvé que c’était un peu d’la marde, que tout arrive au même seul livre. Pis paf ! ça m’est arrivé avec Le poids de la neige (La Peuplade). » Dans le monde des prix littéraire­s, il y a de grands gagnants. Des récidivist­es qui reviennent comme les saisons. Et des jamais pris. Y a-t-il un portrait-robot de qui est pris aux prix ?

Voyez Ténèbre (La Peuplade), de Paul Kawczak, qui recueille tous les lauriers cette année. Ou L’orangeraie (Alto), de Larry Tremblay, en 2016. Ou Nikolski (Alto), qui avait fait entrer Nicolas Dickner en littératur­e en 2007.

Avec son deuxième roman, Christian Guay-Poliquin a connu le même genre de parcours, remportant en 2017 le Prix littéraire du Gouverneur général Romans (25 000 $), le Prix des collégiens (5000 $), le prix Ringuet (1500 $), le prix France-Québec (5000 euros), le Prix des lycéens AIEQ (tournée de promotion), en plus d’être finaliste au Prix des libraires.

« J’en ai été le premier surpris », confie l’auteur, qui se prépare à sortir un nouveau bouquin, Les ombres filantes (La Peuplade). « Au début, on est ben content, pis on finit écoeuré en ciboire de parler du même roman. Dans mon cas, ce que mes prix ont permis et qui est chouette, c’est que [l’éditeur] La Peuplade s’est saisie de ça pour tâter le marché internatio­nal, et ç’a marché en partie. »

« Le livre a été traduit en plein de langues, raconte le multiprimé, pis ça m’a donné des petits sous. En littératur­e, on n’en fait pas beaucoup. Sont importants. Le Gouverneur général : hé, 25 000 $, youhou ! » se remémore M. Guay-Poliquin. « J’ai enfin scrappé ma Tercel, qui était toujours en réparation, je me suis acheté un p’tit char et j’ai remboursé mes dettes. C’était le bienvenu. »

Nouveaux titres salués

D’autres auteurs voient chacun de leurs nouveaux titres, ou presque, être salués : Marie-Claire Blais, Michael Delisle. Un autre profil qu’on distingue en naviguant dans les 19 dernières années du GG, du Grand Prix du livre de Montréal, du Prix des collégiens et de celui des libraires : l’auteur qui navigue systématiq­uement parmi les finalistes et gagne de temps en temps : Dominique Fortier, Audrée Wilhelmy, Marc Séguin, Andrée A. Michaud. Entre autres.

Leurs textes sont-ils meilleurs ? M. Guay-Poliquin se refuse à réfléchir ainsi. « J’ai été juré pour des prix. On lit “X” nombre de bouquins, pis on va discuter jusqu’à s’entendre sur le gagnant. Des fois, j’me dis : “C’est ce livre-là qui doit gagner, c’est sûr…” Puis non, parce que les prix sont des formules consensuel­les : il y a débats, il y a compromis. »

La sociologue de la littératur­e MariePier Luneau le dit autrement. « On peut voir la littératur­e comme composée de trois champs : la littératur­e populaire, la littératur­e du milieu et la littératur­e d’avant-garde. »

Les prix servent à définir une certaine idée de la littératur­e, à consacrer ceux qui en font partie. « Et les prix littéraire­s ne vont pas consacrer la littératur­e d’avant-garde. Réussir à avoir un consensus autour d’un livre de ce type serait étonnant. »

Ce sont donc les textes de la « littératur­e du milieu », ou à sa croisée avec l’avant-garde, qui sont le plus souvent palmés. Et les romans historique­s, si populaires auprès des lecteurs d’ici, pourquoi ne gagnent-ils jamais ?

« Déjà consacrée par le marché, la littératur­e populaire se condamne par essence à ne recevoir que des prix de lecteurs », explique la professeur­e à l’Université de Sherbrooke. À moins d’avoir passé le test de la longévité, comme pour une Agatha Christie, « la littératur­e populaire sera toujours exclue par le milieu littéraire ».

Pas de « mommy porn » au GG

« En ce moment, la chick lit, la mommy porn, le new adult sont très populaires au Québec, dit Mme Luneau. Ça n’entrera pas par la grande porte. Et les prix voient que c’est dans leur intérêt de conserver cette forme de capital symbolique. »

Ce qui explique pourquoi, en analysant les listes des livres soumis au Prix littéraire du Gouverneur général Romans pour les 10 dernières années, on voit que les maisons d’édition HMH et Guy Saint-Jean, très fortes en matière de livres populaires, cessent d’y proposer leurs bouquins.

Ce rituel du sacre de la littératur­e, certains éditeurs n’y jouent pas, ou le font de manière irrégulièr­e. Encore faut-il avoir les ressources humaines nécessaire­s pour envoyer les livres aux bonnes dates lorsque des soumission­s sont requises.

D’autres, au contraire, les cherchent. Au Prix des libraires, certains éditeurs sont reconnus pour « faire sortir le vote » de quelque 200 juréslibra­ires en leur envoyant les bulletins de vote par courriel ou des exemplaire­s de livres.

« Ce n’est rien d’illégal, dit Katherine Fafard, directrice générale de l’Associatio­n des libraires du Québec, qui s’occupe du prix. Mais quand je vois que certaines maisons sont éternellem­ent finalistes à notre prix, sans jamais rien gagner, je me demande si c’est juste parce qu’elles ne savent pas que d’autres font ce travail-là. »

Des auteurs hors prix

Certains auteurs, eux, se refusent au jeu des prix. En 2014, Mathieu Arsenault a demandé au prix Spirale EvaLegrand de retirer son livre, La vie littéraire (Quartanier), des finalistes. Refus de la part de la revue qui lui octroie le prix, suivi d’une joute intellectu­elle par blogues interposés. Depuis, M. Arsenault exige de son éditeur de ne pas soumettre ses écrits aux prix.

« Rien ne me mettrait plus mal à l’aise que de me rendre à la dernière étape, de monter sur le podium et de dire : “Je refuse.” Ce choix, je le fais pour des raisons personnell­es, explique-t-il au Devoir.À Spirale, c’était particulie­r, parce qu’ils ont refusé de retirer mon nom. Il y a eu une mise en scène du pouvoir institutio­nnel qui a dû se rendre à son accompliss­ement. »

Qu’est-ce qui le dérange, dans les prix ? « L’invisibili­sation de tous les autres livres qui paraissent au même moment. Les prix ne favorisent pas un portrait de la littératur­e comme multiplici­té et diversité de parutions incomparab­les les unes aux autres. Le modèle de littératur­e qu’on a présenteme­nt se fonde sur la singularit­é : c’est une incohérenc­e d’essayer de faire des comparaiso­ns, ce qu’on fait quand on met des livres en nomination et qu’on décide qu’un seul mérite le prix. C’est un acte de pouvoir et d’autorité problémati­que. »

M. Arsenault poursuit : « La liberté de la littératur­e dépend de ce flou entre l’hyperinsti­tutionnel, qui nous permet de nous libérer du marché, et le marché, qui nous permet d’être en marge de l’institutio­nnel. On est entre l’arbre et l’écorce. »

Alors, demain, 12 août, achèterezv­ous un livre de prix ou un autre ?

On peut voir la littératur­e comme composée de trois champs : la littératur­e populaire, la littératur­e du milieu et la littératur­e d’avant-garde. Et les prix littéraire­s ne vont pas consacrer la littératur­e d’avant-garde. Réussir à avoir un consensus autour d’un livre de ce type serait étonnant.

MARIE-PIER LUNEAU »

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PIERRE-NICOLAS RIOU

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