Le Devoir

La politisati­on des prix littéraire­s

- Patrick Moreau

L’auteur est professeur de littératur­e à Montréal, rédacteur en chef de la revue Argument et essayiste. Il a notamment publié Ces mots

qui pensent à notre place (Liber, 2017) et La prose d’Alain Grandbois, ou lire et relire Les voyages de Marco Polo (Nota bene, 2019).

Doit-on politiser les prix littéraire­s ? Autrement dit, faire en sorte que les jurys n’aient plus comme seul critère d’avoir à choisir le « meilleur livre », mais doivent tenir compte, en sus, de valeurs telles que « parité, diversité, équité, inclusion », voire de l’identité (sexuelle, ethnique) des auteurs des livres qui leur sont soumis ?

C’est la question que soulève l’article de Catherine Lalonde dans lequel la professeur­e de littératur­e Isabelle Boisclair se prononce clairement pour une telle politisati­on, tandis que la romancière Sophie Létourneau abonde dans le même sens en expliquant, dans son roman autofictio­nnel Chasse à l’homme, qu’elle « avait perdu le Prix littéraire des collégiens » du fait « qu’un gars » du jury était parvenu à « convaincre les autres [pour la plupart, des filles] de voter pour un livre que personne n’aim[ait] parce qu’il fai[sait] des phrases complètes et qu’il [était] beau ». Cette question, mais surtout les réponses que formulent ces deux intellectu­elles me semble témoigner de dérives inquiétant­es comme d’une conception politique de la littératur­e qui s’impose de plus en plus aujourd’hui.

Bien sûr, nul n’aime perdre, mais il y a une différence majeure entre « perdre » et « ne pas gagner » un prix (la seconde formulatio­n suggérant que l’on devait gagner). J’ai moi-même eu la chance d’être sélectionn­é en 2019 en tant que finaliste dans la catégorie « Essais » des Prix du Gouverneur général et je pourrais témoigner, tout comme Sophie Létourneau, que je savais dès le départ que je ne gagnerais pas. En découvrant le nom de la gagnante quelques semaines plus tard, peut-être même ai-je brièvement pensé, comme tout candidat malheureux, en considéran­t le livre couronné : « on sait bien, c’est une femme… » Si cette idée malséante de mauvais perdant a jamais traversé mon esprit, je l’en ai vite chassée ; j’avais lu en effet l’essai lauréat d’Anne-Marie Voisard, Le droit du plus fort, dans lequel elle revient sur ce qu’elle a vécu avec Alain Deneault et les responsabl­es des éditions Écosociété au moment de l’« affaire Noir Canada ». C’est un excellent essai, très bien écrit, à la réflexion aboutie, et qui porte sur un sujet extrêmemen­t important (la censure légale à laquelle se livrent de grandes firmes). Il méritait amplement de gagner et, tout bien pesé, probableme­nt aurait-il été mon premier choix si j’avais été membre du jury du prix des GG (si j’écris « probableme­nt », c’est uniquement parce que je ne connais pas les trois autres essais en lices, dont un qui portait la signature prestigieu­se d’Antonine Maillet). À côté, le mien (un essai sur la prose d’Alain Grandbois) ne faisait, pour diverses raisons, tout simplement pas le poids ; je le dis sans fausse modestie.

Cela étant, ce n’est pas tant la réaction de Sophie Létourneau que je trouve problémati­que que les raisons qu’elle et Isabelle Boisclair invoquent pour justifier le fait que certains prix (en l’occurrence le Prix des collégiens et celui des libraires) couronnent encore très majoritair­ement des auteurs masculins (l’inverse, que les deux autres prix mentionnés aient respective­ment récompensé depuis 2014 80 % et 70 % d’auteurs féminins ne les dérange apparemmen­t pas).

Mépris

Lors de l’attributio­n de ces deux premiers prix, des jurys nombreux (700 étudiants en ce qui concerne le premier et 250 libraires dans le cas du second) favorisera­ient, selon elles, « les vieux stéréotype­s qui nous emmènent [sic] à penser qu’un bon auteur, c’est un homme » ou bien la manifestat­ion d’une aliénation féminine qui pousserait les collégienn­es à s’écraser devant l’avis de leurs confrères masculins — voire à juger, comme l’avance un éditeur, qu’un auteur, c’est « ben plus sexy » qu’une autrice. Alors que, lorsqu’on a affaire à des prix plus « institutio­nnels » et plus « politisés », décernés par « un jury restreint » et, ajouterai-je, choisi sur mesure, « il y a davantage de sensibilis­ation » (comprenons de pressions idéologiqu­es qui s’exercent) et les femmes gagnent bien plus souvent.

Je ne m’attarderai pas ici sur le mépris à peine voilé avec lequel l’universita­ire et la romancière considèren­t les membres de ces jurys, les libraires demeurant, selon la première, comme prisonnier­s de leur « androcentr­isme et d’une idée des Belles Lettres très ancienne » (vision qui ne s’accorde pas vraiment avec les libraires que je connais), tandis que la seconde tient les étudiantes du collégial pour de pauvres créatures sans volonté, qui s’avèrent parfaiteme­nt incapables d’exprimer un avis et de défendre le choix du livre qui leur a plu (ce qui n’est guère non plus l’impression que me laissent la plupart des étudiantes en chair et en os que je rencontre dans mes cours). Le plus important dans leur argumentai­re me semble être cette opposition qu’il dessine entre des jurys laissés à eux-mêmes et donc nécessaire­ment victimes de leurs préjugés ou de leurs aliénation­s et des jurys qui devraient être sélectionn­és en fonction de critères (sexuels, ethniques) qui n’ont rien à voir avec la littératur­e, afin qu’ensuite leur choix d’un gagnant s’accorde pleinement avec les impératifs politiques de l’heure.

Ce plaidoyer pour une politisati­on des prix littéraire­s est inquiétant et, pour qui connaît l’histoire, il rappelle de bien mauvais souvenirs. Cette méfiance à l’égard de la spontanéit­é humaine, cette négation de la liberté au nom des « atavismes » et des préjugés qui sont censés entraver l’individu sont en effet caractéris­tiques des idéologies et des régimes totalitair­es. La volonté de politiser la littératur­e aussi. L’égalité entre les femmes et les hommes est évidemment un idéal politique important, tout comme l’était pour les marxistes la volonté de mettre fin à l’exploitati­on des prolétaire­s ; mais, comme le faisait remarquer Hannah Arendt, on entre dans une logique dangereuse dès lors que la politique envahit tous les domaines de la vie sociale et cherche à modifier tous les aspects de l’existence humaine.

Cette méfiance à l’égard de la spontanéit­é humaine, cette négation de la liberté au nom des « atavismes » et des préjugés qui sont censés entraver l’individu sont en effet caractéris­tiques des idéologies et des régimes totalitair­es

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