Le Devoir

Le mandat de la pandémie, un dossier à lire en pages

- BORIS PROULX

Fermeture des frontières, prestation­s d’urgence, commandes d’équipement­s et de vaccins, déficits records : plutôt que les résultats de ses deux ans à la tête d’un gouverneme­nt minoritair­e, c’est sa gestion de la pandémie de COVID-19 que Justin Trudeau devra défendre auprès des électeurs. Pour jeter un regard sur ce mandat monopolisé par la crise sanitaire, Le Devoir s’est entretenu avec des employés politiques, des élus et des ministres pour comprendre comment la crise a été gérée de l’intérieur.

En janvier 2020, les journaux sont encore absorbés par d’autres grands événements mondiaux : les feux de forêt en Australie, le procès d’Harvey Weinstein aux États-Unis ou encore l’écrasement d’un vol d’Ukrainian Airlines, abattu par l’Iran. Mais dans les officines d’Ottawa, un nouveau coronaviru­s détecté en Chine commence à retenir l’attention du bureau du premier ministre. Une cellule de crise, formée d’un petit groupe de ministres chargés d’évaluer ce que doit faire le Canada, est officialis­ée en mars.

Au fil des semaines, ce comité ministérie­l deviendra l’incontourn­able cerveau de la lutte du Canada contre la COVID-19, souvent comparé à un cabinet de guerre. Il sera destiné à fermer pour la première fois de l’histoire du pays la frontière terrestre la plus longue du monde, à passer des commandes de masques et de respirateu­rs à coups de milliards de dollars et à concevoir une stratégie énergique d’achat de vaccins à l’internatio­nal.

Quand l’Organisati­on mondiale de la santé a déclaré que le monde était en pandémie, le 11 mars 2020, il lui a fallu quelques jours pour se décider à fermer la frontière avec les ÉtatsUnis. Cette décision a surtout été prise parce que le président Donald Trump, au sud de la frontière, avait communiqué son intention de fermer son côté. Le premier ministre Trudeau en a fait l’annonce le 18 mars, pour une fermeture trois jours plus tard, non sans cafouillag­es.

« Les frontières ont été tout du long le talon d’Achille du gouverneme­nt », admet l’un des employés politiques qui ont accepté d’en parler au Devoir sous le couvert de l’anonymat. Du personnel ministérie­l assistait parfois aux réunions de ce comité extraordin­aire, organisées plusieurs fois par semaine, d’abord à Ottawa, puis à distance sur une plateforme de visioconfé­rence sécurisée.

La question des frontières et des voyageurs a fait partie des sujets les plus litigieux tout au long de la pandémie, tant dans la population qu’auprès des provinces, ainsi qu’au sein même du gouverneme­nt Trudeau. Même après plusieurs mois d’existence du comité chargé de la COVID-19, fin 2020, son président, le ministre Dominic Leblanc, a interrompu les vacances de Noël et du jour de l’An de ses collègues du cabinet pour discuter de nouvelles mesures. Le 5 janvier, le premier ministre annonçait la fin des prestation­s pour les voyageurs.

Qu’une chose soit claire : une fois le virus entré au Canada, Ottawa jugeait la question des restrictio­ns de voyage plus politique que sanitaire. Le gouverneme­nt considérai­t que la vraie menace de la COVID-19 était la transmissi­on communauta­ire et avait la conviction que l’isolement du pays par rapport au reste du monde était une fausse bonne idée.

Critiques faciles

« Il n’y a pas de doute qu’on a mis une [attention] politique et gouverneme­ntale, je dirais très, très pesante, sur les questions frontalièr­es, parce que c’était facile, pour un premier ministre provincial — ou le chef d’un parti d’opposition —, de pointer les frontières internatio­nales et de dire : “Ah, voilà la solution ou la réponse magique pour éliminer la COVID.” […] Politiquem­ent, on était vulnérable­s à cette accusation-là », explique sans détour Dominic LeBlanc en entrevue au Devoir.

Le ministre des Affaires gouverneme­ntales du gouverneme­nt Trudeau en sait quelque chose. Choisi pour son flair politique, il prend les rênes du groupe de ministres à l’été 2020, après sa rémission d’un cancer et d’une greffe de moelle osseuse. Si un premier ministre d’une province avait une plainte à formuler au fédéral, c’est le ministre Leblanc qui avait la tâche de prendre le téléphone et de régler le litige avant qu’il ne se répande sur la place publique. Au moment de son entrevue avec Le Devoir, en juillet, le ministre venait de discuter

Jamais la Loi sur les mesures d’urgen ce n’a été invoquée pour interdire le départ des Canadiens tentés de voyager

avec le premier ministre de l’Ontario, Doug Ford, pour régler les détails de l’arrivée sans quarantain­e des joueurs des Blue Jays à Toronto.

« [La fermeture des frontières], c’était un sujet qui revenait souvent, parce qu’il y avait une perception chez le public que c’était aux frontières que la COVID arrivait, que les variants arrivaient, [mais] il y avait évidemment des données scientifiq­ues, avec des tests de dépistage à l’arrivée auprès de tous les voyageurs internatio­naux, qui démontraie­nt que c’était un très, très faible pourcentag­e [des voyageurs qui ramenaient le virus]. »

Ottawa a bel et bien restreint les voyages, quoique trop tard selon ses critiques. Le fédéral a carrément interdit la venue non essentiell­e des ressortiss­ants étrangers, comme cela a été annoncé le 16 mars 2020. Cette annonce fut suivie de quelques jours de tergiversa­tions sur l’entrée au pays des citoyens américains, finalement interdite elle aussi. Le 25 mars, le fédéral a imposé une quarantain­e aux voyageurs de retour au pays, puis a ajouté l’obligation de passer trois nuits dans un hôtel approuvé par le gouverneme­nt après le 22 février 2021. Il a même restreint tous les vols depuis l’Inde deux mois plus tard. Mais jamais la Loi sur les mesures d’urgence n’a été invoquée, pour interdire le départ des Canadiens tentés de voyager de par le monde en pleine pandémie, par exemple. Une option qui a toutefois été sérieuseme­nt envisagée.

« C’était toujours quelque chose qui était possible, confirme le ministre LeBlanc. Il n’y a pas de doute que le ministre de la Justice était prêt [à passer à l’action], pendant une certaine période, si le gouverneme­nt décidait d’avoir recours à la Loi sur les mesures d’urgence. C’était surtout au début, mais je me rappelle qu’on a eu des discussion­s à l’automne ou à l’hiver. Est-ce que c’est un recours qui aurait été utile ? Et le ministre de la Justice, qui avait la responsabi­lité de gérer la préparatio­n [de ce recours] potentiel, était tout à fait à l’attention, au travail. Mais dans les conversati­ons avec les premiers ministres [des provinces], aucun gouverneme­nt provincial ne nous a demandé d’aller là. »

Déficits records

Si vous demandez à son collègue JeanYves Duclos, président du Conseil du Trésor, ce qu’il retient de cette année et demie comme copilote de la stratégie fédérale contre la COVID-19, il vous répondra que « la fédération [canadienne] a bien fonctionné ». Chacun

Si on avait, au Canada, géré la pandémie de la même manière qu’ils l’ont fait au sud » de la frontière, on aurait eu 30 000 morts de plus JEAN-YVES DUCLOS

a joué son rôle et le fédéral a respecté les compétence­s de chacun, assure-t-il.

Le ministre occupe depuis mars 2020 le poste de vice-président du comité ministérie­l sur la COVID-19, dont il est, en quelque sorte, l’esprit comptable. Il a accepté de parler au Devoir des mesures historique­s prises par son gouverneme­nt, associées à une facture elle aussi historique.

« Je pense que le gouverneme­nt canadien a fait plutôt bien dans les circonstan­ces. Si on avait, au Canada, géré la pandémie de la même manière qu’ils l’ont fait au sud de la frontière, on aurait eu 30 000 morts de plus. Ça, c’est beaucoup de gens, beaucoup de familles [en deuil], et beaucoup de pertes humaines qu’on a pu éviter en raison du fait qu’au Canada — d’un point de vue économique, d’un point de vue de politique publique, d’un point de vue fiscal et d’un point de vue sanitaire et, directemen­t, du point de vue de la confiance des gens en nos institutio­ns — on s’est débrouillé­s beaucoup mieux que dans d’autres pays. »

Avide lecteur de rapports internatio­naux et autre littératur­e consacrée aux meilleures pratiques durant la pandémie, Jean-Yves Duclos fait un calcul très simple : les déficits titanesque­s étaient inévitable­s. Si le Canada avait été plus chiche dans ses programmes d’aide, il en aurait quand même payé le prix un jour, vu la crise économique que cela aurait provoquée. « Effectivem­ent, il y a un prix [pour instaurer des mesures d’aide]. Et il y a le coût de l’alternativ­e. […] Sur les aspects économique­s, je pense qu’on n’aurait pas voulu faire différemme­nt », résume l’économiste.

Depuis le printemps 2020, Ottawa a signé des chèques de Prestation canadienne d’urgence (PCU, 74 milliards de dollars), transformé­e ensuite en Prestation canadienne de relance économique (PCRE, au moins 23 milliards). Le fédéral a aussi instauré la Subvention salariale d’urgence (au moins 88,5 milliards de dollars), la Subvention d’urgence du Canada pour le loyer (SUCL, au moins 5,5 milliards), et a fait plusieurs autres dépenses qui auront au final creusé deux déficits totalisant 500 milliards, pour 2020 et 2021.

« Si le gouverneme­nt fédéral n’était pas intervenu de manière aussi importante, on se serait retrouvés dans un an ou deux avec la même dette dans toutes les administra­tions publiques — municipale­s, provincial­es, fédérale… —, mais avec un taux de chômage beaucoup plus important et un revenu des particulie­rs et un taux de pauvreté considérab­lement affectés », estime Jean-Yves Duclos.

L’objectif du gouverneme­nt était de payer les travailleu­rs au lieu de les laisser s’infecter au travail. Tout cet argent public a été injecté pour éviter à tout prix de transforme­r une récession en dépression économique.

Puisque toute action vient avec certains risques, une part de ces aides gouverneme­ntales a été empochée par des personnes ou des entreprise­s qui n’en méritaient pas.

« Avec toute mesure d’interventi­on politique viennent des imperfecti­ons, et parfois de grandes frustratio­ns — et effectivem­ent, quand on a vu ce qui s’est passé avec la haute direction d’Air Canada, on a été choqués, comme tout le monde », admet le ministre Duclos, en référence aux 10 millions de dollars de primes qu’Air Canada a versés à ses dirigeants après avoir reçu de l’aide fédérale.

Il estime que les fraudes ont affecté moins de 5 % des aides fédérales, et plus probableme­nt « autour de 1 % ou 2 % ». « Mais en même temps, si on ne met pas en place des mesures, on pénalise les autres — les 95, 98 % — qui, eux, sont honnêtes et ont besoin d’argent pour payer la nourriture sur la table de leur famille. »

Mission vaccins

Au début de la pandémie, le comité ministérie­l sur la COVID-19 s’est rapidement rendu compte qu’il manquait de tout dans la réserve nationale stratégiqu­e. Le chaos était tel que personne ne connaissai­t précisémen­t le nombre de masques et d’autres équipement­s de protection dont disposait le Canada. La course aux masques et aux ventilateu­rs à l’étranger a été qualifiée de « guerre de tranchées » par des membres du gouverneme­nt Trudeau. Une guerre qu’il a remportée, puisque le pays n’en a finalement pas manqué.

Toutefois, l’un des faits d’armes les plus significat­ifs que met en avant le gouverneme­nt Trudeau est son succès à s’être procuré assez de vaccins à l’internatio­nal. L’opération ne s’annonçait pas simple, les vaccins n’ayant pas encore été formulés et étant déjà très demandés dans tous les pays du monde.

La suite est destinée à être répétée telle une histoire de pêche : le Canada a signé des ententes avec sept compagnies, très rapidement, dans l’espoir de recevoir les doses aussi rapidement. Le pari a fonctionné, du moins pour quatre de ces compagnies.

En décembre 2020, le pays est parmi les premiers du monde à commencer sa campagne de vaccinatio­n. Reste que la célébratio­n fut de courte durée : les livraisons de l’étranger, dont dépend le Canada, ralentisse­nt en février. « On ne pouvait pas se mettre à poursuivre [en justice] toutes les entreprise­s dans un contexte de pandémie », se rappelle Jean-Yves Duclos.

Au contraire, le gouverneme­nt attribue à ses « bonnes relations » avec les compagnies pharmaceut­iques l’accélérati­on des livraisons au fil des mois ; le calendrier a même été devancé. Contre toute attente, le Canada a franchi la ligne d’arrivée du taux de vaccinatio­n de 75 % avant tout le monde, dépassant même les États-Unis qui, eux, avaient eu accès aux doses beaucoup plus tôt.

À quelques jours du déclenchem­ent des élections, début août, Justin Trudeau répétait d’ailleurs inlassable­ment la même réponse aux questions des journalist­es sur le déclenchem­ent imminent du scrutin : « Ce qu’on est en train de voir, c’est que la grande majorité des Canadiens sont en train de se faire vacciner. » Comme quoi, pour son gouverneme­nt, le succès de la vaccinatio­n est l’une des plus notables réussites de ce second mandat.

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