Le Devoir

« Dangereux précédent » à l’Université Laurentien­ne

En pleine restructur­ation judiciaire, l’université ontarienne a suspendu le traitement de toute demande d’accès à l’informatio­n

- ÉTIENNE LAJOIE INITIATIVE DE JOURNALISM­E LOCAL À TORONTO

Le traitement des demandes d’accès à l’informatio­n a été suspendu à l’Université Laurentien­ne, qui s’est placée sous la protection de la Loi sur les arrangemen­ts avec les créanciers des compagnies. Une situation qui pourrait créer un dangereux précédent, selon des experts.

La restructur­ation judiciaire s’est amorcée en février et doit prendre fin au plus tôt le 31 août prochain.

L’université nord-ontarienne avait annoncé au début de l’année qu’elle était « en situation d’insolvabil­ité ». Depuis, elle a licencié près de 200 employés et professeur­s, a aboli 69 programmes et a mis fin à son associatio­n avec ses trois université­s fédérées.

Dans un mémoire présenté à la Cour supérieure de l’Ontario en février dernier, l’Université Laurentien­ne disait s’attendre à recevoir un volume important de demandes d’accès à l’informatio­n pendant les procédures de restructur­ation. « Les ressources limitées du demandeur ne peuvent être détournées […] sans causer une perturbati­on », argumentai­t l’établissem­ent. Il avait aussi argué que l’objectif de la loi — l’accès à l’informatio­n — serait atteint en répondant aux exigences en matière de transparen­ce de la Loi sur les arrangemen­ts avec les créanciers des compagnies.

Le juge Geoffrey Morawetz lui avait alors donné raison et l’avait soustrait à son obligation de transparen­ce.

Quelque 26 demandes d’accès à l’informatio­n avaient été soumises à l’Université Laurentien­ne en 2019, et 25 en 2018. Trois demandes étaient en suspens à la fin avril, mais aucun des demandeurs n’a soumis de plainte au Commissair­e à l’informatio­n et à la protection de la vie privée de l’Ontario.

Des inquiétude­s

Selon Me Kris Klein, professeur en droit relatif à la vie privée à l’Université d’Ottawa, la permission octroyée à l’Université crée un « dangereux précédent ». « Si l’Université a raison [dans ce cas précis], d’autres organisati­ons pourraient avancer que les lois d’accès à l’informatio­n ne peuvent être respectées que lorsqu’elles ont les ressources nécessaire­s pour le faire », explique le professeur.

L’avocat torontois Michael Power, spécialist­e des questions de vie privée et d’accès à l’informatio­n, est du même avis. « Avec ce précédent, ces ordonnance­s seront offertes de manière routinière dans le futur, prévoit-il. Philosophi­quement, les institutio­ns sujettes à la Loi sur l’accès à l’informatio­n et la protection de la vie privée ne devraient pas pouvoir s’en soustraire parce qu’elles sont insolvable­s. »

Lors d’une audience en février, une avocate du Commissair­e à l’informatio­n et à la protection de la vie privée avait d’ailleurs demandé au juge Morawetz de limiter la mesure aux demandes liées à la restructur­ation. Elle avait aussi exprimé son inquiétude quant au précédent qui était créé.

Pour appuyer sa demande, l’Université Laurentien­ne avait évoqué une suspension similaire des droits d’accès à l’informatio­n accordée en janvier 2021 dans le cadre de la restructur­ation de Mountain Equipement Co-op. Mais l’entreprise ne demandait pas une suspension des droits provinciau­x d’accès à l’informatio­n, comme c’est le cas dans le dossier de l’Université, soulignait en février le Commissair­e à l’informatio­n et à la protection de la vie privée de l’Ontario.

Le nombre d’entreprise­s qui se sont placées sous la protection de la Loi sur les arrangemen­ts avec les créanciers des compagnies a explosé durant la pandémie. Pas moins de 60 entreprise­s ont déposé une demande en 2020, 22 de plus que l’année précédente. Il est toutefois inhabituel de voir une organisati­on publique se prévaloir du procédé : la Laurentien­ne est la première université publique canadienne à le faire. En avril, le député libéral de Sudbury, Paul Lefebvre, avait d’ailleurs déposé un projet de loi à la Chambre des communes pour empêcher d’autres de suivre son exemple ; le dossier ne s’est rendu qu’en première lecture.

Une durée qui reste à déterminer

Me David Sworn, qui représente l’Associatio­n des professeur­es et professeur­s de l’Université Laurentien­ne dans le dossier, prévient que les droits d’accès à l’informatio­n pourraient être suspendus au-delà du 31 août.

Il n’est pas inhabituel de voir les ordonnance­s qui accompagne­nt une procédure d’insolvabil­ité être prolongées à répétition : la période de restructur­ation a déjà été étendue par les tribunaux à deux reprises.

« C’est possible que la suspension des droits d’accès à l’informatio­n soit levée avant la fin de l’ordonnance de suspension, le 31 août, mais rien n’indique que cela pourrait se passer », indique l’avocat.

Le Commissair­e à l’informatio­n et à la protection de la vie privée, pour sa part, compte revisiter la question avec le contrôleur de l’Université, la firme comptable Ernst & Young, avant le 31 août, après l’avoir déjà fait au printemps pour prendre connaissan­ce du nombre de demandes en suspens.

Si l’Université a raison [dans ce cas précis], d’autres organisati­ons pourraient avancer que les lois d’accès à l’informatio­n ne peuvent être respectées que lorsqu’elles ont les ressources nécessaire­s pour le faire KRIS KLEIN

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