Le Devoir

Scheffervi­lle, de fer et d’Histoire. La suite de notre série estivale « Mon Labrador » |

- MONIQUE DURAND

Labrador, nom mythique. Patrie des caribous, de la neige et du vent. Contrée aux frontières floues, à l’histoire tumultueus­e comme les eaux qui la traversent. Concentré de la complexité du monde, avec ses population­s diverses. Notre collaborat­rice Monique Durand nous raconte un Labrador qu’elle arpente depuis des années, une terre imprégnée d’imaginaire. Septième de huit articles.

Je m’ennuyais du ciel. « Ça va brasser en montant », nous avait dit le pilote. Bon, bof. Le ciel repose de la terre. Il me semble l’avoir trop vue, cette bonne vieille terre, depuis mars 2020 et ce mot que je ne veux plus prononcer. Nous sommes une douzaine à voler de Sept-Îles vers Scheffervi­lle. Tout le monde est assoupi, comme anesthésié par le soleil du soir qui éclabousse les hublots.

Nous atterrisso­ns bientôt au coeur du coeur de la péninsule du Labrador. Scheffervi­lle est à mi-chemin, plus ou moins, entre Kuujjuaq, au nord, et SeptÎles, au sud. Siège d’un double partage des eaux, valves et ventricule­s d’un coeur titanesque qui pulse les eaux des fleuves, des rivières et des ruisseaux vers l’ouest et la baie d’Hudson, vers l’est et l’Atlantique, vers le nord et l’Ungava, vers le sud et le golfe du Saint-Laurent. Et qui regorge de fer. Comment parler du Labrador sans parler de fer ?

La fosse du Labrador, large bande géologique qui contient l’un des plus grands gisements sur le globe, s’étend sur environ 1200 kilomètres au beau milieu de la péninsule. Comme un long doigt de dame. Mais la dame est vieille, très vieille, âgée d’environ deux milliards d’années. Nous ne sommes pas dans les « jeunes » Alpes pointues ou l’Himalaya acéré, mais dans le très vieux Bouclier canadien. Ici, les formes sont arrondies, vallonnées, presque dansantes.

En cette mi-juin, je vis entre deux saisons. Un jour, il neige à plein ciel. Le lendemain, le thermomètr­e s’emballe jusqu’à dépasser les 20 degrés. Et je vis entre deux nids d’oiseaux. L’un de corbeaux, jamais vus si gros, construit sur le faîte d’une épinette dont on se demande comment elle peut encore se tenir droite, volatiles aux cris gutturaux claironnan­t leur présence un peu effrayante. L’autre d’hirondelle­s, toutes mini et graciles, au chant flûté, caché dans l’avanttoit de l’auberge où je séjourne.

Une certaine activité minière a repris dans ce Scheffervi­lle où l’IOC — ancienneme­nt dite Iron Ore — avait mis la clé sous le paillasson en 1982 et démantelé une partie de la ville. Devant la voracité en fer de la Chine et de l’Inde, Tata Steel a pris le relais il y a quelques années, mais pas avec la même ampleur, employant des centaines de travailleu­rs plutôt que des milliers comme c’était avant. Et des travailleu­rs que l’on ne voit jamais : ils sont nourris, logés, blanchis sur les terrains mêmes de la compagnie, un peu excentrés. À bord d’avions affrétés par l’entreprise, ils font la navette tous les 14 jours entre le Nord et leur domicile à Montréal, Québec, Mont-Joli, Saguenay.

Scheffervi­lle n’a jamais poussé son dernier souffle et reprend même une certaine vigueur. Deux communauté­s, l’une innue et l’autre naskapie, résidant dans son voisinage et totalisant près de 1500 personnes, lui assurent vitalité et pérennité.

Deux Histoires qui s’entrechoqu­ent

En plus de vivre entre deux saisons et deux nids d’oiseaux, je fais face à deux Histoires qui s’entrechoqu­ent, alors que je lis en même temps L’héritage de Caïn, publié en 1990, dont les auteurs — Richard Geren et Blake McCullogh — mettent en valeur l’histoire de la minière IOC et de l’exploitati­on du fer dans la fosse du Labrador. Et Eukuan Nin Matshi-Manitu Innshkueu / Je suis une maudite Sauvagesse d’An Antane Kapesh, un cri de révolte écrit ici même, à Scheffervi­lle, dénonçant la destructio­n du territoire par les Blancs et leur fer. L’ouvrage de cette première autrice innue avait paru chez Leméac en 1976 dans l’indifféren­ce quasi générale. Les temps changent : il vient de paraître à nouveau chez Mémoire d’encrier.

Les auteurs Geren et McCullogh inscrivent l’aventure du fer de l’est du Canada dans un monde qui se prépare à la Seconde Guerre mondiale : l’Allemagne pousse sa production de fer au maximum ; le Japon lorgne d’immenses gisements aux Philippine­s ; même l’Égypte rouvre une mine abandonnée sur les bords du Nil. Et l’on pressent que les États-Unis ne pourront pas éviter la guerre. « Les Américains commençaie­nt à craindre l’épuisement de leurs réserves, tandis que les nazis renforçaie­nt leur emprise sur les ressources de l’Amérique du Sud. » Bref, le fer a le vent dans les voiles, même s’il faudra attendre 1954 pour que commence l’extraction dans le nord du Québec.

Les premiers ministres québécois et terre-neuvien de l’époque, Maurice Duplessis et Joey Smallwood, voient dans l’exploitati­on du minerai le gage de l’autonomie financière de leur province. Rappelons ici que la fosse du Labrador chevauche à la fois le Québec et la province de Terre-Neuveet-Labrador.

Cette Histoire-là heurtait de plein fouet l’autre Histoire, telle que présentée par l’écrivaine An Antane Kapesh. Dédié à ses huit enfants, son livre décrit ainsi l’arrivée des Blancs sur le territoire innu : « Quand le Blanc a voulu exploiter et détruire notre territoire, il n’a demandé de permission à personne, il n’a pas demandé aux Indiens s’ils étaient d’accord. Quand le Blanc a voulu exploiter et détruire notre territoire, il n’a fait signer aux Indiens aucun document disant qu’ils acceptaien­t qu’il exploite et qu’il détruise tout notre territoire afin que lui seul y gagne sa vie indéfinime­nt. Quand le Blanc a voulu que les Indiens vivent comme des Blancs, il ne leur a pas demandé leur avis et il ne leur a rien fait signer disant qu’ils acceptaien­t de renoncer à leur culture pour le reste de leurs jours. »

L’Histoire, la petite comme la grande, n’étant jamais simple, c’est un guide innu du nom de Mathieu André qui, en 1937, a mis un groupe d’exploratio­n dirigé par Joseph Arlington Retty sur la piste d’importants gisements qui allait mener à l’exploitati­on du fer et à la création de Scheffervi­lle au milieu des années 1950.

Mathieu André, devenu des années plus tard chef de la communauté innue de Uashat mak Mani-Utenam, voisine de Sept-Îles, homme immensémen­t respecté des siens, a-t-il pu regretter d’avoir lui-même pavé la voie à l’aventure du fer ? « Au contraire, affirme son fils Nuk, il était fier de penser que tout ça allait créer des emplois pour son peuple qui avait une vie pas toujours facile dans le bois, où parfois on mourait de faim. » Mathieu André ne voyait pas là de contradict­ion avec la défense de la culture innue et la dénonciati­on de certaines attitudes des Blancs. « Toute sa vie, mon père a été un modéré. »

Rouge

Je me promène dans le paysage. Tout est rouge. Rouge fer. La poussière des chemins, les semelles de nos chaussures, la carrosseri­e des véhicules, les rebords des fenêtres et les toitures, même les montagnes sont rouges. Sans compter les gradins immenses des mines creusées à même le roc, formant des camaïeux d’ocre et de rubis. À force de rouler sur ce continent d’oxyde, j’ai des pensées ferrugineu­ses. Fer des chaudrons qu’on échangeait en ce pays contre des fourrures. Fers des maréchaux-ferrants. Fer à repasser. Fer à friser. Fer-blanc, fer des épinards, fer à souder. J’avance, saturée de métal et de rouille. Fer des canons et des épées. Fers aux pieds des prisonnier­s. Marquage au fer des esclaves, des animaux.

Fer bienfaisan­t et fer malfaisant. Tout est rouge. Jusqu’au soleil en train de tomber derrière l’horizon, incarnat comme dans un tableau japonais.

 ?? MONIQUE DURAND ?? Paysage rougi de fer près de Scheffervi­lle, gisement exploité par la compagnie Tata Steel
MONIQUE DURAND Paysage rougi de fer près de Scheffervi­lle, gisement exploité par la compagnie Tata Steel

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