La bouleversante odeur de la pâte cuite
Dans Bagels, Fanie Demeule rend hommage à ceux qui sont restés auprès d’elle pendant qu’elle apprenait à se soigner
C’est l’histoire d’un père qui, en rentrant vers la maison familiale de la Rive-Sud, après le rendez-vous de sa fille chez la psychologue, s’arrête rue Saint-Viateur à Montréal devant une mythique fabrique de bagels, avec au coeur l’espoir de partager un petit goûter en compagnie de celle pour qui il se meurt d’inquiétude. « Douze bagels. Douze pains à deux cent vingt calories. Une heure de marche chacun », écrit Fanie Demeule (Roux clair
naturel, Mukbang) dans Bagels, premier titre de la collection Hamac-illustré.
Ce jour-là, les pensées obsessives auront le dessus dans l’esprit de sa narratrice. « Je pourrais prendre une bouchée, juste assez pour en avoir encore le goût sur la langue de l’autre côté du pont. Mais les contours de mon corps me reviennent lorsque je m’assois, et la vision de mes cuisses écrasées enclenche le décompte dans mon esprit. »
Court récit ponctué par les illustrations bleutées d’Amélie Dubois, qui semblent contempler le monde de l’adolescence avec une mélancolie propre à l’âge adulte, Bagels réunit une douzaine d’hommages pudiques à ceux et celles qui sont restés aux côtés de l’autrice au pire de ses troubles alimentaires. Le récit agit ainsi comme une sorte d’antépisode à son premier roman, Déterrer les os (Hamac, 2016), qui montrait comme peu d’autres fictions portant sur ce sujet à quel point il peut être violemment grisant d’avoir l’illusion de prendre le contrôle de son corps et d’en dominer les moindres transformations.
La gentille amie qui arrive un jour à la maison, sans s’annoncer, afin de proposer à Fanie de dresser une liste de ses rêves. Une soeur qui devine tout. Une grand-mère aux mots d’encouragement maladroits, mais inoubliables. La psychologue qui promet de ressusciter la Fanie rieuse. Des parents ayant la sagesse de vivre leur désemparement dans le silence. Ils sont tous là, célébrés de biais, de cette manière désormais indissociable de Fanie Demeule, en une série d’anecdotes qui n’ont de l’anecdote que l’apparence, et qui portent en creux leur petite vérité sur la nature profonde de la relation unissant des amies, ou des parents et leur enfant.
Bien que de par sa brièveté, Bagels soit forcément un opus mineur, ce texte joliment allusif jette ainsi un éclairage révélateur sur le travail de Fanie Demeule, notamment sur la confiance prudente qu’elle investit en la possibilité de pacifier ses angoisses grâce à l’écriture — le spectre de Nelly Arcan plane sur une partie du livre.
L’oeuvre de Fanie Demeule a également le salutaire mérite de battre en brèche l’idée reçue voulant qu’il soit toujours possible de complètement tourner la page sur un problème de santé mentale ou sur une anxiété coriace. « Quand est-ce qu’on sait que c’est fini ? » demande sa narratrice, une question qui demeurera sans réponse. « Les arrière-pensées continuent de jouer, comme une vieille mélodie de chaque instant en sourdine », conclut-elle, un constat qui pourrait tenir de l’aveu de défaite, mais qui porte sa part de lumière, et ressemble surtout, à bien y penser, à une invitation à la bienveillance. À la bienveillance envers les autres et, d’abord, envers soi-même.