Mettre le feu au cadre
Pablo Larraín multiplie les audaces de mise en scène dans un portrait de femme complexe avec Ema
Dévoilé au festival de Venise en 2019,
Ema, de Pablo Larraín, arrive finalement sur grand écran de ce côté-ci de l’Atlantique. Pour mémoire, on doit au cinéaste chilien un florilège de portraits singuliers souvent arrimés à une toile de fond historique ou sociopolitique, qu’il s’agisse du poète dissident en fuite dans Neruda, des prêtres en résidence surveillée dans El Club, du pathologiste oeuvrant sous Pinochet dans Post Mortem, ou encore Jackie Kennedy face à son deuil dans Jackie. À maints égards, Ema, autre radiographie de la psyché d’une femme tourmentée, fictive celle-là, s’inscrit dans la continuité de ce dernier film.
Danseuse dans la troupe dirigée par son conjoint Gaston (Gael García Bernal), Ema est rongée par la culpabilité. Récemment, Gaston et elle ont rendu à l’orphelinat Polo, le petit garçon qu’ils venaient d’adopter. La cause de cette décision aussitôt prise, aussitôt regrettée ? Polo a réduit en cendres la maison du couple, avec des conséquences tragiques à la clé. Or, c’est au départ Ema, qui se promène la nuit avec un lance-flamme, qui a enseigné à l’enfant les rudiments de la pyromanie.
De ces révélations survenant dès les premières minutes résulte une histoire
de dérive intérieure, de quête de soi, d’affranchissement également. À cet égard, on le signalait : comme la protagoniste dans Jackie, l’héroïne éponyme dans Ema est le seul point de focalisation du cinéaste, qui dépeint des sentiments telles l’aliénation et la révolte, en se fiant davantage au pouvoir de la composition qu’au dialogue.
Lequel dialogue, surtout les échanges entre Ema et Gaston, est à dessein redondant (un ping-pong de récriminations, d’attaques et de réconciliations) : une manière de signifier que l’évidence est dite, mais que l’essentiel est tu. Et l’essentiel, c’est justement l’image qui se charge de l’énoncer.
Ema exprime en outre beaucoup avec sa personne. Car si son visage impassible et ses yeux insondables évoquent volontiers un canevas qu’il revient au cinéphile de remplir, il en va autrement de son corps, son instrument véritable de communication, son porte-voix (Mariana Di Girólamo est sensationnelle d’intensité contenue). À noter ici que les numéros de danse sont saisissants, à l’instar de nombreuses séquences du reste.
Forme éblouissante
Plus encore que ses prédécesseurs pourtant forts en style, ce film-ci déploie une forme éblouissante, parfois étourdissante (superbe travail sur la lumière et la couleur par le directeur photo Sergio Armstrong). Par moments, on croirait presque à un film expérimental qu’aurait réalisé Pedro Almodóvar.
Par contre, et bien que le pari de dire les choses avec l’image plutôt qu’avec les mots fonctionne, le surcroît d’attention accordé à la réalisation et au montage se fait parfois au détriment du récit.
Contrairement à Annette, pour citer une autre oeuvre à l’affiche, où Leos Carax y va d’un foisonnement visuel d’autant plus contrôlé qu’il s’appuie sur une structure dramatique rigoureuse,
Ema aligne une suite de séquences très achevées sur le plan technique, mais disparates sur le plan narratif (la récente minisérie de Larraín, Lisey’s Story, d’après un roman de Stephen King, souffre d’un mal similaire). Certes, le scénario rattache tous les fils à la fin, mais le retournement nécessaire à la manoeuvre convainc plus ou moins.
Cela étant, il convient d’insister sur le fait qu’Ema vaut vraiment le coup d’oeil. Qui apprécie les héroïnes complexes et les audaces de mise en scène se délectera.
Ema (V.O., s.-t.a.)
1/2
Drame psychologique de Pablo Larraín. Avec Mariana Di Girolamo, Gael García Bernal, Paola Giannini. Chili, 2019, 102 minutes. En salle au cinéma du Parc, en VSD sur iTunes.