Le Devoir

Mettre le feu au cadre

Pablo Larraín multiplie les audaces de mise en scène dans un portrait de femme complexe avec Ema

- FRANÇOIS LÉVESQUE

Dévoilé au festival de Venise en 2019,

Ema, de Pablo Larraín, arrive finalement sur grand écran de ce côté-ci de l’Atlantique. Pour mémoire, on doit au cinéaste chilien un florilège de portraits singuliers souvent arrimés à une toile de fond historique ou sociopolit­ique, qu’il s’agisse du poète dissident en fuite dans Neruda, des prêtres en résidence surveillée dans El Club, du pathologis­te oeuvrant sous Pinochet dans Post Mortem, ou encore Jackie Kennedy face à son deuil dans Jackie. À maints égards, Ema, autre radiograph­ie de la psyché d’une femme tourmentée, fictive celle-là, s’inscrit dans la continuité de ce dernier film.

Danseuse dans la troupe dirigée par son conjoint Gaston (Gael García Bernal), Ema est rongée par la culpabilit­é. Récemment, Gaston et elle ont rendu à l’orphelinat Polo, le petit garçon qu’ils venaient d’adopter. La cause de cette décision aussitôt prise, aussitôt regrettée ? Polo a réduit en cendres la maison du couple, avec des conséquenc­es tragiques à la clé. Or, c’est au départ Ema, qui se promène la nuit avec un lance-flamme, qui a enseigné à l’enfant les rudiments de la pyromanie.

De ces révélation­s survenant dès les premières minutes résulte une histoire

de dérive intérieure, de quête de soi, d’affranchis­sement également. À cet égard, on le signalait : comme la protagonis­te dans Jackie, l’héroïne éponyme dans Ema est le seul point de focalisati­on du cinéaste, qui dépeint des sentiments telles l’aliénation et la révolte, en se fiant davantage au pouvoir de la compositio­n qu’au dialogue.

Lequel dialogue, surtout les échanges entre Ema et Gaston, est à dessein redondant (un ping-pong de récriminat­ions, d’attaques et de réconcilia­tions) : une manière de signifier que l’évidence est dite, mais que l’essentiel est tu. Et l’essentiel, c’est justement l’image qui se charge de l’énoncer.

Ema exprime en outre beaucoup avec sa personne. Car si son visage impassible et ses yeux insondable­s évoquent volontiers un canevas qu’il revient au cinéphile de remplir, il en va autrement de son corps, son instrument véritable de communicat­ion, son porte-voix (Mariana Di Girólamo est sensationn­elle d’intensité contenue). À noter ici que les numéros de danse sont saisissant­s, à l’instar de nombreuses séquences du reste.

Forme éblouissan­te

Plus encore que ses prédécesse­urs pourtant forts en style, ce film-ci déploie une forme éblouissan­te, parfois étourdissa­nte (superbe travail sur la lumière et la couleur par le directeur photo Sergio Armstrong). Par moments, on croirait presque à un film expériment­al qu’aurait réalisé Pedro Almodóvar.

Par contre, et bien que le pari de dire les choses avec l’image plutôt qu’avec les mots fonctionne, le surcroît d’attention accordé à la réalisatio­n et au montage se fait parfois au détriment du récit.

Contrairem­ent à Annette, pour citer une autre oeuvre à l’affiche, où Leos Carax y va d’un foisonneme­nt visuel d’autant plus contrôlé qu’il s’appuie sur une structure dramatique rigoureuse,

Ema aligne une suite de séquences très achevées sur le plan technique, mais disparates sur le plan narratif (la récente minisérie de Larraín, Lisey’s Story, d’après un roman de Stephen King, souffre d’un mal similaire). Certes, le scénario rattache tous les fils à la fin, mais le retourneme­nt nécessaire à la manoeuvre convainc plus ou moins.

Cela étant, il convient d’insister sur le fait qu’Ema vaut vraiment le coup d’oeil. Qui apprécie les héroïnes complexes et les audaces de mise en scène se délectera.

Ema (V.O., s.-t.a.)

1/2

Drame psychologi­que de Pablo Larraín. Avec Mariana Di Girolamo, Gael García Bernal, Paola Giannini. Chili, 2019, 102 minutes. En salle au cinéma du Parc, en VSD sur iTunes.

 ?? MUSIC BOX FILMS ?? Ema exprime beaucoup avec sa personne. Son corps est son instrument véritable de communicat­ion, son porte-voix (Mariana Di Girólamo est sensationn­elle d’intensité contenue), ici avec Gael García Bernal.
MUSIC BOX FILMS Ema exprime beaucoup avec sa personne. Son corps est son instrument véritable de communicat­ion, son porte-voix (Mariana Di Girólamo est sensationn­elle d’intensité contenue), ici avec Gael García Bernal.

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