Le Devoir

Des patients à l’hôtel pour 661 $ par jour

L’hôtel Concorde de Québec a obtenu un contrat de gré à gré de 6,5 millions pour héberger 900 malades de la COVID-19

- MARIE-EVE COUSINEAU

Le CIUSSS de la Capitale-Nationale a déboursé plus de 6,5 millions de dollars pour isoler et soigner quelque 900 patients atteints de la COVID-19 à l’hôtel Le Concorde Québec lors des trois premières vagues de la pandémie, a appris Le Devoir. Les malades y sont restés en moyenne 11 jours, selon l’établissem­ent de santé. Un hébergemen­t qui aura finalement coûté 661 $ par jour par patient.

L’organisme gouverneme­ntal a conclu deux contrats de gré à gré avec l’hôtel dans le cadre de l’urgence sanitaire. Il s’est aussi entendu avec le groupe Restos Plaisirs afin qu’il offre sur place. Ces contrats ont récemment été diffusés sur le système électroniq­ue d’appel d’offres du gouverneme­nt du Québec, a constaté Le Devoir.

Au total, le CIUSSS de la CapitaleNa­tionale a dépensé 6 543 144,10 $ pour aménager dans l’hôtel le Centre désigné de convalesce­nce de la Grande Allée et y isoler des patients positifs à la COVID-19. En vertu des contrats, Le Concorde devait s’assurer de la sécurité, du nettoyage et du service de buanderie ; le CIUSSS fournissai­t le personnel soignant et assurait les soins.

L’hôtel a finalement accueilli plus de 900 patients sur neuf étages. Il en a donc coûté 661 $ par jour par personne accueillie, selon les calculs du Devoir.

On ne pouvait pas dire: “on va mettre trois clients COVID et deux touristes [sur un même étage]” MARC THIBEAULT

« C’est pas aussi simple que ça »

Le CIUSSS de la Capitale-Nationale défend vigoureuse­ment sa décision d’avoir versé de telles sommes à l’hôtel Le Concorde Québec. Trois membres de la direction ont participé à une rencontre en ligne avec Le Devoir.

« On ne peut pas calculer ça comme ça. C’est pas aussi simple que ça », affirme Marc Thibeault, directeur des services techniques au CIUSSS. L’organisme gouverneme­ntal louait des étages et non des chambres afin de permettre une cohabitati­on sécuritair­e des patients infectés et des touristes, fait-il valoir. « On ne pouvait pas dire: “on va mettre trois clients COVID et deux touristes [sur un même étage].” »

Le nombre de patients variait de jour en jour, ajoute Isabelle Simard, directrice des services multidisci­plinaires, et responsabl­e du volet clinique du projet. « On devait prendre des décisions agiles et rapides, dit-elle. On ne pouvait pas prendre deux jours pour ouvrir un étage. On [suivait] le principe d’avoir un étage prêt d’avance. »

Selon le CIUSSS, 39 hôtels de la région ont été contactés afin de trouver un lieu pour aménager un centre désigné de convalesce­nce. « Un seul fournisseu­r, [Le Concorde], a accepté de prendre le risque », dit Marc Thibeault, qui salue l’« audace » de la direction de l’hôtel.

Le p.-d.g. adjoint du CIUSSS de la Capitale-Nationale, Guy Thibodeau, se dit « conscient » qu’il s’agit de « dépenses exceptionn­elles ». « Ce qu’on n’arrive pas à calculer malheureus­ement, c’est ce qu’on a sauvé en termes d’impacts humains, en termes de santé et en termes d’impact de coût qui auraient lieu dans d’autres de nos établissem­ents », dit-il.

Il souligne que son CIUSSS est parvenu à « limiter la propagatio­n du virus » et à « préserver nos milieux hospitalie­rs pour accueillir les personnes qui en avaient besoin ». « C’est sûr qu’on est en apprentiss­age continu, mais à la base, on referait la même chose », dit Guy Thibodeau.

Interpellé au sujet de ces ententes, le ministère de la Santé et des Services sociaux répond que « le justificat­if de l’utilisatio­n de l’hôtel [Le Concorde] et des dépenses » relève du CIUSSS de la Capitale-Nationale. Le ministère spécifie qu’il n’a « pas autorisé le budget, mais bien pris acte » de la première entente conclue le 16 avril 2020.

Le Dr Mathieu Simon, chef de l’unité des soins intensifs de l’Institut universita­ire de pneumologi­e et de cardiologi­e de Québec, estime que l’initiative d’isoler des patients à l’hôtel était « une très bonne idée » pour libérer des lits dans les hôpitaux surchargés.

« J’ai l’impression que ça n’a pas pu être déployé à la même hauteur qu’on l’aurait espéré parce que le personnel médical — essentiell­ement des infirmière­s et des préposés aux bénéficiai­res — devait être puisé à même le personnel déjà actif dans les hôpitaux et qui était déjà débordé », dit le pneumologu­e.

Le Dr Simon souligne qu’un patient sur le point d’être transféré dans un tel centre de convalesce­nce — et qui nécessite donc « un peu de physio, un peu d’ergo, un peu de nutrition » — coûte entre 1500 $ et 2000 $ par jour dans un hôpital. Cela inclut, précise-t-il, les soins et les salaires du personnel soignant.

En ressource intermédia­ire, l’allocation journalièr­e fixée par le gouverneme­nt pour héberger une personne âgée, lui offrir des soins de base, la nourrir et laver ses vêtements est d’environ 130 $ par jour, selon Johanne Pratte, présidente de l’Associatio­n des ressources intermédia­ires d’hébergemen­t du Québec.

Elle précise toutefois que des sommes supplément­aires ont été attribuées lors de la pandémie afin de mettre en place des mesures sanitaires.

Urgence sanitaire

Difficile donc, dans le contexte, d’évaluer si Québec a payé le « juste prix » ou un montant « exagéré », d’après le député péquiste des Îles-de-la-Madeleine, Joël Arseneau, porte-parole du parti en matière de santé. « C’est l’un des problèmes avec l’état de l’urgence sanitaire, estime-t-il. Le gouverneme­nt négocie de gré à gré avec différents fournisseu­rs. On a réclamé que le gouverneme­nt fasse preuve de plus grande transparen­ce, révèle les contrats conclus et justifie ces dépenses, ce qui n’est pas le cas à l’heure actuelle. »

L’état d’urgence sanitaire, qui permet ces pratiques, n’a plus sa raison d’être, selon lui. « Maintenant qu’on a quand même une certaine expérience de la pandémie […], on pourrait se permettre de respecter les règles [d’attributio­n des contrats] tout en étant efficaces. On n’a pas besoin de l’état d’urgence sanitaire pour justifier des contrats à des montants faramineux sans rendre des comptes », croit l’élu péquiste.

Le député solidaire Vincent Marissal demande aussi au gouverneme­nt Legault « de mettre sur la table tous ses contrats pour ne pas qu’on soit obligés de les découvrir les uns après les autres ». « Le gouverneme­nt, s’il n’a rien à cacher, qu’il nous dévoile ce qu’il en a coûté, dit-il. De plus en plus, on voit que le gouverneme­nt se cache derrière l’urgence sanitaire. »

Le député Arseneau juge d’ailleurs que la vérificatr­ice générale du Québec doit « se pencher plus tôt que tard sur l’ensemble des contrats qui ont été conclus par le gouverneme­nt sans rendre des comptes ». En janvier dernier, le Parti libéral du Québec a réclamé une enquête de la vérificatr­ice sur les ententes liées aux équipement­s de protection individuel­le.

Au bureau de la Vérificatr­ice générale du Québec, on indique que, « pour le moment, aucun travail d’audit portant spécifique­ment sur tous les contrats de gré à gré octroyés durant la pandémie n’est en cours ». La question des équipement­s de protection individuel­le est toutefois au programme.

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