Le fait français malmené dans les tribunaux administratifs ontariens, déplorent des avocats
Les services en français sont négligés dans les tribunaux administratifs de l’Ontario, et ce, tant par la province que par les Franco-Ontariens eux-mêmes, dénoncent des avocats.
Souvent représentés par des juristes de l’aide juridique ou de cliniques communautaires, les francophones qui plaident devant ces tribunaux font face à de longs délais, en plus de ne pouvoir compter que sur l’aide de peu d’avocats au privé.
Cet effritement du fait français est loin d’être nouveau, souligne l’avocat-directeur de la clinique de Prescott et Russell, Me Pierre-Étienne Daignault. Un exemple : le Tribunal de l’aide sociale (TAS), qui permet aux personnes à qui l’on a refusé cette aide de dernier recours de faire entendre leur cause, n’a compté qu’un seul arbitre bilingue pour toute la province pendant deux ans, raconte-t-il.
Le problème est « systémique », estime l’avocat.
Le gouvernement a la responsabilité d’améliorer l’offre de services en français, mais les Franco-Ontariens eux-mêmes — les plaignants comme les avocats — doivent aussi agir, plaide Me Daignault. Les plaignants « ne demandent pas [toujours] des services en français » aux tribunaux, note l’avocat, et les cliniques juridiques ne les encouragent pas non plus à le faire. « J’ai des collègues qui me disent allègrement : “On fait des appels en anglais, ça va plus vite” », se désole celui qui est aussi président de l’ACFO Prescott et Russell.
La situation à certains endroits donne tristement raison à ces juristes. « Avant la pandémie, le temps d’attente pour une audience au TAS dans la région de Timmins était trois fois plus long en français qu’en anglais, donc environ 18 mois au lieu de 6 », affirme Me Joy Wakefield, avocate salariée d’Aide juridique Ontario dans le nord-ouest de la province. « Et ça, c’était avant la pandémie : j’ai entendu dire que ça s’est aggravé depuis. »
Un important nombre de plaintes
Les critiques envers Tribunaux décisionnels Ontario, l’organisme qui supervise les 14 tribunaux administratifs, ne datent pas d’hier.
Depuis deux ans, c’est l’organisme contre lequel le public a déposé le plus de plaintes auprès de l’ombudsman de l’Ontario, principalement en raison des délais de traitement à la Commission de la location immobilière. Le nombre d’audiences bilingues tenues par cet équivalent ontarien du Tribunal administratif du logement est passé de 632 en 2019-2020 à 494 en 2020-2021.
Même si le nombre d’appels reçu par les tribunaux administratifs de l’Ontario est demeuré presque inchangé entre 2016 et 2020, le nombre de décisions rendues, lui, a diminué chaque année.
Au TAS, les délais pour obtenir une décision ont triplé depuis l’élection du gouvernement conservateur de Doug Ford. Me Daignault croit que l’instance a tout simplement été abandonnée par la province : « Le gouvernement n’investit pas là-dedans parce que ce n’est pas une priorité ». Certains intervenants craignent d’ailleurs que le tribunal soit bientôt éliminé.
« S’assurer que les tribunaux sont financés de manière appropriée est une priorité », réplique de son côté Brian Gray, porte-parole du ministère du Procureur général de l’Ontario. Des progrès ont été faits pour remédier à la situation au Tribunal de l’aide sociale, note-t-il, avec l’arrivée de trois nouveaux arbitres bilingues depuis janvier 2020.
Des services limités
Plusieurs avocats ont toutefois des doutes sur les capacités linguistiques des membres du système juridique ontarien. « Parfois, j’entends des avocats offrir des services en français, mais en réalité, ils n’ont qu’un français conversationnel, donc leurs services juridiques sont limités », avance Me Nathan Wainwright, avocat au cabinet Cheadles, à Thunder Bay.
La seule faculté de droit du nord de la province se trouve à l’Université Lakehead, à Thunder Bay, mais elle n’a pas le mandat clair de servir les Franco-Ontariens de la région. La relève juridique bilingue de la région vient donc du sud de la province, pour l’instant. Thunder Bay ne compte que quatre avocats bilingues en pratique privée, dont Me Wainwright, en dépit du fait que plus de 7000 francophones vivent dans la région.
En Ontario, l’aide juridique en droit pénal et familial est principalement offerte par des juristes salariés ou des avocats en pratique privée qui acceptent des certificats pour une cause précise. Mais peu d’avocats francophones le font. Selon le répertoire des membres de l’Association des juristes d’expression française de l’Ontario, une seule avocate au privé accepte des certificats d’aide juridique dans l’Est ontarien (Hawkesbury, Rockland et Cornwall) ; le nord-est de la province (Sault-Sainte-Marie, Sudbury et Espanola) en compte quatre.
De manière générale, de moins en moins de certificatsed’aide juridique sont délivrés, souligne M Michael Spratt, avocat au cabinet Abergel Goldstein & Partners, à Ottawa, puisque les ressources d’Aide juridique Ontario sont limitées.
L’organisme assure toutefois que ni les coupes du gouvernement Ford en 2019, qui a sabré le tiers de son budget, ni la pandémie n’ont eu un impact négatif sur ses services en français. La pandémie aura même accéléré l’arrivée de services juridiques virtuels, note-ton. Mais les Franco-Ontariens devront les demander, insiste Me Daignault.
Avant la pandémie, le temps d’attente pour une audience au [Tribunal de l’aide sociale] dans la région de Timmins était trois fois plus long en français qu’en anglais »
ME JOY WAKEFIELD