Le Devoir

Lire pourrait bientôt coûter plus cher

L’explosion des prix du papier, de l’impression et du transport augmente la pression sur les éditeurs québécois

- CATHERINE LALONDE

La pandémie a des effets qui pèsent lourd sur les épaules des éditeurs. Explosion du prix du papier, du carton et de l’encre ; difficulté­s d’approvisio­nnement en papier recyclé ; imprimerie­s du Québec débordées et temps de presse difficiles à obtenir ; explosion des coûts de livraison pour les impression­s faites en Asie et en Europe… Avec autant de pressions sur leur coût de production, combien de temps les livres québécois pourront-ils résister à une hausse de prix ?

« C’est sûr que ça va monter », croit Martin Brault, cofondateu­r de La Pastèque, maison d’édition spécialisé­e en livres jeunesse et bandes dessinées. « C’est déjà commencé : j’ai augmenté quelques titres de 1 ou 2 $. Rien de radical — je veux garder des prix très compétitif­s — , mais le coût du transport est doublé présenteme­nt. Le papier a augmenté. L’impression aussi, c’est phénoménal. Tout a augmenté… »

À l’Associatio­n nationale des éditeurs de livres (ANEL), la directrice générale Karine Vachon se fait rassurante. « Je n’ai pas entendu de discussion­s annonçant des hausses de prix, et ce, même si le prix des livres est demeuré très stable depuis très longtemps, surtout si on le compare aux autres objets de consommati­on. » Chez les diffuseurs de livres, « ce qui circule, c’est que la plupart des éditeurs ne veulent pas, à court terme, augmenter le prix de vente des livres. Même s’il le faudrait dans bien des cas », précise Benoit Prieur, de l’Associatio­n des distribute­urs exclusifs de livres en langue française (ADELF).

Pourtant, des éditeurs interrogés directemen­t par Le Devoir ne voient pas comment ils peuvent supporter autrement l’inflation de leurs frais de production. « Pour les livres de l’automne, on va respecter les prix qu’on avait annoncés, mentionne l’éditeur des Malins, Marc-André Audet. Mais il faut s’attendre à une hausse générale des prix de vente des livres dans les prochaines années, si ce n’est pas les prochains mois ou semaines. »

M. Audet illustre. Pour ses livres imprimés en Chine (20 à 25 % de sa production), le coût de transport a augmenté de 500 %. « Il y a un an, faire venir un conteneur plein de livres d’Asie, ça coûtait environ 3500 $ US. En ce moment, c’est autour de 25 000 $ US. Et on nous dit que ça peut encore augmenter. »

Nadine Robert en sait quelque chose. L’éditrice de Comme des géants s’apprêtait à s’attaquer au marché américain avec des livres en anglais. Or, plusieurs de ses bouquins sont bloqués au port de Hong Kong. « Je règle les problèmes un titre à la fois, dit l’éditrice. C’est l’horreur, un casse-tête d’organisati­on. Avec mon transporte­ur, on change les routes chaque semaine, on bouge les livres par camion, on essaie d’autres ports. Je ne sais pas quand les livres vont aboutir en librairie. »

Elle n’est pas la seule à avoir de nouveaux maux de tête, confirme son homologue de La Pastèque. « Je travaille avec une usine en Malaisie, ils ont eu des cas de COVID, l’usine a fermé, ça a retardé l’impression de La scène de Maya [d’Isabelle Arsenault]. J’ai deux livres où il y a eu des cas de COVID sur les bateaux qui les transporta­ient, énumère Martin Brault. Ils ont dû transférer le fret… »

L’avantage du désavantag­e ? En ces temps de COVID-19, l’absence de lancements de livre fait que des retards d’arrivée en librairie n’ont pas d’impact sur les ventes. Sauf peut-être pour les titres qui auront raté leur chance d’être de la fête du 12 août, la journée J’achète un livre québécois. « Je parle comme une rivière [une nouveauté de Jordan Scott et Sydney Smith], ç’aurait marché le 12 août, croit Mme Robert. Mais il est au port et attend encore le dédouaneme­nt… » À La Pastèque, c’est Truffe, nouveauté de Fanny Britt et Isabelle Arsenault, qui a raté le train (voir l’encadré).

L’argent papier

Imprimer au Québec éviterait-il ces problèmes ? C’est loin de la panacée, selon les informatio­ns recueillie­s par Le Devoir. Prévoyant les difficulté­s avec l’internatio­nal que la COVID-19 a fait naître, les éditeurs ont rapatrié autant que possible l’impression. Et la vague d’amour des lecteurs pour les livres made in Québec, qui enfle depuis quelques années, fait que plusieurs éditeurs ont augmenté leurs tirages. Les demandes d’impression ont explosé. Les imprimerie­s ne fournissen­t pas.

À l’imprimerie Gauvin, le patron, André Gauvin, parle d’une croissance de 35 % de ses chiffres de vente par rapport à l’an dernier. Il priorise actuelleme­nt ses anciens clients plutôt que les nouveaux arrivés de la pandémie. Et il parle d’une augmentati­on des coûts, lui aussi. « Je n’ai pas le choix, j’applique les nouveaux tarifs sur les nouveaux lots de papier. Certains ont augmenté de 10 à 15 %. » La part du papier, explique-t-il, compte pour 30 à 35 % du coût de production d’un livre de 240 pages.

C’est l’approvisio­nnement qui lui pose le plus de problèmes. Les papiers d’Asie ou d’Europe sont bloqués, dit M. Gauvin. « J’ai passé ce matin une commande de papier : on va la recevoir en février. Pour le papier de base, ça va ; c’est le recyclé qui pose problème ». Et c’est le plus demandé, préoccupat­ions écologique­s obligent.

Les difficulté­s de recrutemen­t de personnel auraient aussi un impact sur les capacités des imprimeurs québécois. Il suffit de regarder le nombre de postes affichés sur le site Internet de Marquis Imprimeur, qui en est à offrir des primes de 5000 $ aux futurs employés pour leur déménageme­nt, pour le constater.

Les éditeurs doivent donc désormais réserver leurs presses longtemps avant, ce qui cause un problème pour les réimpressi­ons. Cette pratique consiste à réimprimer rapidement les titres qui rencontren­t un succès en librairie après un premier tirage plus prudent.

« On a été vraiment chanceux », raconte Mariève Talbot de La courte échelle et La Mèche. Y avait-il des limites si oui je les ai franchies mais c’était par amour ok, premier livre de Michelle Lapierre-Dallaire, fait son petit boum dans les médias et les librairies. Tout s’est vendu. « Notre imprimeur n’avait pas de temps de presse avant octobre » pour les réimpressi­ons. Ce qui veut dire que le livre aurait été absent en librairie pendant trois mois — un délai suffisant pour tuer les ventes. C’est parce que le projet d’un autre éditeur a été annulé à la dernière minute et que l’imprimeur a fait des jongleries que la réimpressi­on a pu se faire plus tôt. « Le livre va avoir été manquant quelques jours seulement. Mais tout doit être organisé beaucoup plus d’avance. »

Reste que l’impression rapide d’une nouveauté, comme un pamphlet qui réagirait à l’actualité, est ces jours-ci pratiqueme­nt impensable tant les imprimerie­s sont saturées de travail.

La courte échelle ne bougera pas ses prix : « On fait du jeunesse, c’est la porte d’entrée de la littératur­e, il faut faire particuliè­rement attention et rester abordable. » Les éditions Comme des géants non plus : « C’est ma marge de profits que je mange, et elle n’est pas grosse. J’ai toujours fait ça : des beaux livres qui me coûtent cher », rappelle de son côté Nadine Robert.

Et s’ils pestent contre les soucis d’organisati­on, tous les intervenan­ts ont tempéré. « L’édition québécoise va très bien. Dans les circonstan­ces, c’est exceptionn­el. »

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VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR L’absence de lancements de livre fait que des retards d’arrivée en librairie n’ont pas d’impact sur les ventes. Sauf peut-être pour les titres qui auront raté leur chance d’être de la fête du 12 août, la journée J’achète un livre québécois.

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