Lire pourrait bientôt coûter plus cher
L’explosion des prix du papier, de l’impression et du transport augmente la pression sur les éditeurs québécois
La pandémie a des effets qui pèsent lourd sur les épaules des éditeurs. Explosion du prix du papier, du carton et de l’encre ; difficultés d’approvisionnement en papier recyclé ; imprimeries du Québec débordées et temps de presse difficiles à obtenir ; explosion des coûts de livraison pour les impressions faites en Asie et en Europe… Avec autant de pressions sur leur coût de production, combien de temps les livres québécois pourront-ils résister à une hausse de prix ?
« C’est sûr que ça va monter », croit Martin Brault, cofondateur de La Pastèque, maison d’édition spécialisée en livres jeunesse et bandes dessinées. « C’est déjà commencé : j’ai augmenté quelques titres de 1 ou 2 $. Rien de radical — je veux garder des prix très compétitifs — , mais le coût du transport est doublé présentement. Le papier a augmenté. L’impression aussi, c’est phénoménal. Tout a augmenté… »
À l’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL), la directrice générale Karine Vachon se fait rassurante. « Je n’ai pas entendu de discussions annonçant des hausses de prix, et ce, même si le prix des livres est demeuré très stable depuis très longtemps, surtout si on le compare aux autres objets de consommation. » Chez les diffuseurs de livres, « ce qui circule, c’est que la plupart des éditeurs ne veulent pas, à court terme, augmenter le prix de vente des livres. Même s’il le faudrait dans bien des cas », précise Benoit Prieur, de l’Association des distributeurs exclusifs de livres en langue française (ADELF).
Pourtant, des éditeurs interrogés directement par Le Devoir ne voient pas comment ils peuvent supporter autrement l’inflation de leurs frais de production. « Pour les livres de l’automne, on va respecter les prix qu’on avait annoncés, mentionne l’éditeur des Malins, Marc-André Audet. Mais il faut s’attendre à une hausse générale des prix de vente des livres dans les prochaines années, si ce n’est pas les prochains mois ou semaines. »
M. Audet illustre. Pour ses livres imprimés en Chine (20 à 25 % de sa production), le coût de transport a augmenté de 500 %. « Il y a un an, faire venir un conteneur plein de livres d’Asie, ça coûtait environ 3500 $ US. En ce moment, c’est autour de 25 000 $ US. Et on nous dit que ça peut encore augmenter. »
Nadine Robert en sait quelque chose. L’éditrice de Comme des géants s’apprêtait à s’attaquer au marché américain avec des livres en anglais. Or, plusieurs de ses bouquins sont bloqués au port de Hong Kong. « Je règle les problèmes un titre à la fois, dit l’éditrice. C’est l’horreur, un casse-tête d’organisation. Avec mon transporteur, on change les routes chaque semaine, on bouge les livres par camion, on essaie d’autres ports. Je ne sais pas quand les livres vont aboutir en librairie. »
Elle n’est pas la seule à avoir de nouveaux maux de tête, confirme son homologue de La Pastèque. « Je travaille avec une usine en Malaisie, ils ont eu des cas de COVID, l’usine a fermé, ça a retardé l’impression de La scène de Maya [d’Isabelle Arsenault]. J’ai deux livres où il y a eu des cas de COVID sur les bateaux qui les transportaient, énumère Martin Brault. Ils ont dû transférer le fret… »
L’avantage du désavantage ? En ces temps de COVID-19, l’absence de lancements de livre fait que des retards d’arrivée en librairie n’ont pas d’impact sur les ventes. Sauf peut-être pour les titres qui auront raté leur chance d’être de la fête du 12 août, la journée J’achète un livre québécois. « Je parle comme une rivière [une nouveauté de Jordan Scott et Sydney Smith], ç’aurait marché le 12 août, croit Mme Robert. Mais il est au port et attend encore le dédouanement… » À La Pastèque, c’est Truffe, nouveauté de Fanny Britt et Isabelle Arsenault, qui a raté le train (voir l’encadré).
L’argent papier
Imprimer au Québec éviterait-il ces problèmes ? C’est loin de la panacée, selon les informations recueillies par Le Devoir. Prévoyant les difficultés avec l’international que la COVID-19 a fait naître, les éditeurs ont rapatrié autant que possible l’impression. Et la vague d’amour des lecteurs pour les livres made in Québec, qui enfle depuis quelques années, fait que plusieurs éditeurs ont augmenté leurs tirages. Les demandes d’impression ont explosé. Les imprimeries ne fournissent pas.
À l’imprimerie Gauvin, le patron, André Gauvin, parle d’une croissance de 35 % de ses chiffres de vente par rapport à l’an dernier. Il priorise actuellement ses anciens clients plutôt que les nouveaux arrivés de la pandémie. Et il parle d’une augmentation des coûts, lui aussi. « Je n’ai pas le choix, j’applique les nouveaux tarifs sur les nouveaux lots de papier. Certains ont augmenté de 10 à 15 %. » La part du papier, explique-t-il, compte pour 30 à 35 % du coût de production d’un livre de 240 pages.
C’est l’approvisionnement qui lui pose le plus de problèmes. Les papiers d’Asie ou d’Europe sont bloqués, dit M. Gauvin. « J’ai passé ce matin une commande de papier : on va la recevoir en février. Pour le papier de base, ça va ; c’est le recyclé qui pose problème ». Et c’est le plus demandé, préoccupations écologiques obligent.
Les difficultés de recrutement de personnel auraient aussi un impact sur les capacités des imprimeurs québécois. Il suffit de regarder le nombre de postes affichés sur le site Internet de Marquis Imprimeur, qui en est à offrir des primes de 5000 $ aux futurs employés pour leur déménagement, pour le constater.
Les éditeurs doivent donc désormais réserver leurs presses longtemps avant, ce qui cause un problème pour les réimpressions. Cette pratique consiste à réimprimer rapidement les titres qui rencontrent un succès en librairie après un premier tirage plus prudent.
« On a été vraiment chanceux », raconte Mariève Talbot de La courte échelle et La Mèche. Y avait-il des limites si oui je les ai franchies mais c’était par amour ok, premier livre de Michelle Lapierre-Dallaire, fait son petit boum dans les médias et les librairies. Tout s’est vendu. « Notre imprimeur n’avait pas de temps de presse avant octobre » pour les réimpressions. Ce qui veut dire que le livre aurait été absent en librairie pendant trois mois — un délai suffisant pour tuer les ventes. C’est parce que le projet d’un autre éditeur a été annulé à la dernière minute et que l’imprimeur a fait des jongleries que la réimpression a pu se faire plus tôt. « Le livre va avoir été manquant quelques jours seulement. Mais tout doit être organisé beaucoup plus d’avance. »
Reste que l’impression rapide d’une nouveauté, comme un pamphlet qui réagirait à l’actualité, est ces jours-ci pratiquement impensable tant les imprimeries sont saturées de travail.
La courte échelle ne bougera pas ses prix : « On fait du jeunesse, c’est la porte d’entrée de la littérature, il faut faire particulièrement attention et rester abordable. » Les éditions Comme des géants non plus : « C’est ma marge de profits que je mange, et elle n’est pas grosse. J’ai toujours fait ça : des beaux livres qui me coûtent cher », rappelle de son côté Nadine Robert.
Et s’ils pestent contre les soucis d’organisation, tous les intervenants ont tempéré. « L’édition québécoise va très bien. Dans les circonstances, c’est exceptionnel. »