Être Hazara sous les talibans
Mazār-é Charīf, 1998. Les talibans prennent le contrôle de la ville du nord de l’Afghanistan. En moins d’une semaine, le nouveau régime déclare officiellement que les Hazaras, une minorité du pays, sont des « infidèles ». À la radio, le gouverneur annonce que tous les hommes hazaras âgés de 7 à 70 ans seront tués. Les talibans vont de porte en porte dans les rues de la ville et massacrent des milliers de personnes. On interdit aux familles de recueillir les dépouilles des hommes laissés dans la rue. Pendant des jours, les femmes, les enfants et les aînés doivent regarder les restes de leurs proches au soleil, devant chez eux, sans broncher, sous peine d’être assassinés à leur tour. Des femmes et des filles qui restent, plusieurs sont prises de force comme « épouse » ou comme esclave des combattants du nouvel ordre.
C’est ce que me raconte Derakhshan Qurban-Ali en pensant à ses amis qui ont survécu au massacre. Et ce n’est qu’un exemple parmi plusieurs autres, insiste la militante pour les droits de la personne et récente diplômée en droit de l’Université McGill. « Il faut comprendre que c’est de l’histoire récente, très récente. Plusieurs talibans qui ont commis ces actes à l’époque sont toujours actifs dans le mouvement aujourd’hui. »
Toute la population afghane est à risque de subir de la violence et des violations importantes des droits se la personne depuis la chute spectaculaire de Kaboul, dimanche dernier. Cependant, certains groupes sont encore plus vulnérables. On pense avec raison aux nombreux Afghans qui ont collaboré avec les forces d’occupation occidentale dans les dernières décennies, les journalistes, les femmes en situation de pouvoir. Les femmes tout court. Mais il ne faudrait pas oublier une minorité ethnique comme les Hazaras, dont Qurban-Ali fait partie. « Avec le retour des talibans, le risque de génocide est imminent », assure-t-elle.
Pourquoi ? Les Hazaras sont des musulmans chiites, dans une région dominée par les sunnites. Certains groupes radicaux, en Afghanistan mais aussi au Pakistan, les traitent en conséquence comme de faux musulmans. Une grande partie des Hazaras ont aussi des traits que l’on retrouve plus souvent chez les populations de l’Asie de l’Est. La légende (démentie) veut qu’ils soient descendants des militaires mongols de Gengis Khan ayant envahi la région au MoyenÂge. Sur la base de ce mythe, ainsi que de leur foi, la minorité est discriminée en Afghanistan au moins depuis la fin du 18e siècle. Écartée systématiquement des postes de pouvoir (sauf quelques exceptions lors de l’occupation de l’URSS), une bonne partie de cette population est encore aujourd’hui surreprésentée dans les statistiques de pauvreté. Et avec la différence visible dans les traits, la discrimination est d’autant plus facile à organiser.
Les talibans ont particulièrement ciblé les Hazaras dans les années 1990. Mais l’occupation internationale des vingt dernières années n’a pas non plus mis fin aux attaques ciblées. En mai dernier, une attaque à la bombe contre une école du quartier Dasht-e-Barchi, à Kaboul, a tué 85 jeunes filles et en a blessé 147 autres. En octobre dernier, 30 autres personnes sont mortes dans une attaque contre un centre d’éducation, et en mai 2020, 15 femmes ont été tuées dans un attentat contre l’hôpital de santé maternelle du quartier. C’est que Dasht-eBarchi est un quartier hazara qui est ciblé notamment par Daech et désormais, en plus, par les talibans. Dans les médias internationaux, on a surtout rapporté que les victimes avaient été ciblées parce qu’elles sont des femmes. On a le plus souvent omis de spécifier de quelles femmes il s’agissait. Vu les préjugés et la discrimination au sein de la société en général, le gouvernement afghan, appuyé par les puissances occidentales, n’a « pas voulu, ou pas pu » mettre un terme aux massacres alors qu’il était encore en place, selon Qurban-Ali.
On peut aisément deviner qu’avec tout l’argent et les efforts que le Canada et ses alliés ont investis en Afghanistan dans les dernières années, il était difficile pour les puissances occidentales de reconnaître le simple fait d’être Hazara comme un motif de demande d’asile sans du même coup avouer, en quelque sorte, l’échec de leur mission. Certains sont partis vers le Pakistan, où ils sont aussi ciblés par des groupes violents pour leur différence religieuse. Des massacres ont été organisés récemment dans la province du Baloutchistan (où la diaspora se concentre), puis revendiqués par Daech. D’autres vont vers l’Iran, où plusieurs de leurs droits civils et politiques de base sont aussi bafoués, assure Qurban-Ali.
Derakhshan Qurban-Ali a passé des années à défendre les droits des réfugiés afghans de toutes les origines dans les camps de réfugiés d’Allemagne, de Hongrie et de Grèce. Elle a vu les failles importantes dans les politiques européennes d’accueil, et souhaite ardemment qu’ici au Canada, on fasse mieux. Comment ?
« D’abord, il faut agir rapidement. Comprendre que pour la population qui est encore au pays, chaque jour compte ». Elle craint qu’avec le contrôle que les talibans exercent désormais dans les aéroports, la voie soit rapidement bloquée. Elle juge la cible de 20 000 réfugiés afghans, dont le gouvernement canadien vient de se doter, bien insuffisante, mais aussi compliquée à atteindre à moins que l’on développe un plan, rapidement, pour que le transport vers l’étranger redevienne possible. « Ensuite, il faut protéger en priorité les plus vulnérables ». Ce qui veut dire, bien sûr, les alliés des Occidentaux, mais aussi les femmes et les personnes qui risquent d’être particulièrement ciblées par le nouveau régime, dont les Hazaras.
« Je ne crois pas une minute que les talibans aient changé », insiste-t-elle. « Il s’agit d’un mensonge, ou d’une mauvaise blague. Si on n’agit pas rapidement, en coupant dans la bureaucratie et les procédures inaccessibles, il sera trop tard, et beaucoup de personnes vont mourir », croit-elle. « Pour plusieurs, il est probablement déjà trop tard. »