Le Devoir

Larmes blanches

Quand le privilège blanc refuse la théorie critique de la race

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

Cette série examine l’origine et la significat­ion de quelques couleurs politiques omniprésen­tes dans l’actualité ici comme ailleurs. Cette fois : le blanc, comme dans « race blanche » ou « fragilité blanche ».

En juin dernier, au Nevada, alors que les élèves retournaie­nt en classe, des parents ont demandé que les enseignant­s portent une caméra corporelle pour prouver qu’ils n’inculquaie­nt pas à leurs enfants une théorie qui n’a jamais figuré au programme. En Virginie, à peu près au même moment, la police a dû calmer les participan­ts à une réunion scolaire qui s’étrillaien­t autour du même sujet pourtant tout aussi absent des formations.

Dans les deux cas, les parents apeurés étaient très majoritair­ement blancs. Dans les deux cas, le nouvel ennemi désigné se concentrai­t dans la critical race theory (CRT), la théorie critique de la race.

Des États ont effectivem­ent adopté des plans pour l’enseigner ou, plutôt, pour s’en inspirer dans certains enseigneme­nts. Certains le font déjà, mais ni le Nevada ni la Virginie ne font partie du lot.

La théorie critique de la race a été développée par les sciences sociales étasunienn­es dans les années 1980. Cette perspectiv­e fait (grosso modo) de la race une constructi­on sociopolit­ique menant au racisme systémique pour défendre le « privilège blanc ». L’appellatio­n plus ou moins contrôlée et son enseigneme­nt s’étendent, effectivem­ent : même l’armée américaine s’en inspire dans ses formations, pour dire si elle doit être subversive.

Les opposants fermes à la CRT y voient une manière de culpabilis­er tous les individus (les Blancs, en l’occurrence) pour les crimes de leurs ancêtres (l’esclavagis­me, par exemple) en sapant les bases de la théorie libérale de l’égalité devant la loi.

La CRT se retrouve déjà au centre des « guerres culturelle­s » qui agitent et divisent nos voisins du Sud. La surproduct­ion d’essais conservate­urs sur le sujet ne trompe pas. Les médias de droite en font aussi une obsession. Entre février et juin de cette année, Fox News aurait mentionné le terme 1800 fois !

Les groupes de réflexion réactionna­ires frappent aussi de plus en plus sur ce clou. L’Heritage Foundation en fait le point nodal liant le mouvement Black Lives Matter dans les rues, le militantis­me LGBTQ dans les écoles et les programmes de sensibilis­ation à la diversité dans les différente­s branches gouverneme­ntales. La Texas Public Policy Foundation a publié une liste de termes pouvant censément servir à déterminer la présence de cette théorie dans les cursus. Le glossaire comprend les notions de privilège blanc, de racisme systémique et de fragilité blanche, mais aussi les mots « équité », « justice sociale », « colonialis­me » et « identité ». De son côté, Citizens for Renewing America caricature la CRT de cette manière : « Tout ce qui constitue l’Amérique est raciste. Cela comprend le christiani­sme, le libre marché, le mariage traditionn­el, la règle de droit, les structures familiales traditionn­elles et le gouverneme­nt représenta­tif. »

Races, racisme, racialisat­ion

La controvers­e arrive ici. Quand la Ville de Montréal a nommé Bochra Manaï au poste de commissair­e à la lutte contre le racisme en janvier, des critiques (de l’annonce) ont fait le lien avec la théorie critique (de la race).

« Il y aura donc, à Montréal, une idéologue chèrement payée par les contribuab­les pour voir du racisme partout, a écrit le chroniqueu­r Mathieu Bock-Côté dans Le Journal de Montréal. Les Québécois payeront pour cela. Nous finançons notre colonisati­on mentale et notre américanis­ation à même nos fonds publics. »

Les mêmes reproches sont souvent adressés par les mêmes conservate­urs au terme « woke » et à d’autres notions de la gauche diversitai­re et identitair­e pour décrire les rapports de pouvoir et les discrimina­tions dans nos sociétés.

« Ses concepts [du wokisme] pénètrent l’esprit public, ils se normalisen­t et finissent par structurer le discours public comme on le voit avec le “racisme systémique”, le “privilège blanc” ou la “suprématie blanche” », écrit au Devoir Mathieu Bock-Côté dans une entrevue portant strictemen­t sur la galaxie woke. « J’ajoute que la significat­ion de ces concepts évolue de manière terribleme­nt orwellienn­e, au point de s’inverser, comme on le voit avec la suprématie blanche, qui ne désigne plus les mouvements s’en réclamant aux États-Unis, mais la structure même des sociétés occidental­es ! Tout le pouvoir du wokisme tient dans sa manipulati­on orwellienn­e du langage : ses théoricien­s et militants inventent une novlangue diversitai­re qui fonctionne à la manière d’un piège idéologiqu­e. »

Une notion explosive

Marx observait déjà que « le cynisme est dans les choses, pas dans les mots qui les décrivent ». Toutes ces chicanes autour de la « race », et de la « race blanche » en l’occurrence, rappellent à quel point il faut utiliser cette catégorie avec beaucoup, beaucoup de précaution­s.

« La race est un construit sociologiq­ue, explique au Devoir Myrlande Pierre, vice-présidente de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ). La science a bien démontré l’inexistenc­e des races comme catégories humaines signifiant­es. Mais le fait racial demeure et a une existence sociale réelle. Elle reste encore aujourd’hui un marqueur social qui a des implicatio­ns sur les rapports de pouvoir dans notre société. Quand la race est utilisée comme concept, elle est donc utilisée comme catégorie critique pour comprendre les inégalités sociales et raciales qui subsistent dans notre société. »

La CDPDJ, comme bien d’autres organismes, parle donc plutôt de « groupes racisés » ou de « personnes racisées » pour décrire cette constructi­on discrimina­toire, stigmatisa­nte, assignée par un groupe à un autre. La cause théorique est bien expliquée dans le document synthèse La notion de race dans les sciences humaines et l’imaginaire raciste : la rupture est-elle consommée ?, produit par la Commission.

L’analyse comparativ­e des groupes racisés et non racisés y est présentée comme « un mal nécessaire ». Par exemple, pour comprendre les discrimina­tions liées à la couleur de la peau à l’embauche ou celles à l’oeuvre dans le cadre de la pandémie.

La CDPDJ défend la réalité du racisme systémique, comme elle l’a fait dans un mémoire présenté à l’Office de la consultati­on publique de Montréal en 2019. « Ce qui revient clairement — et le constat est assez clair dans la littératur­e —, c’est la question des rapports de pouvoir encore inégalitai­res, résume Mme Pierre en évoquant ce document. Ils teintent encore les rapports sociaux entre les groupes majoritair­es et les groupes minoritair­es. »

Par contre, la vice-présidente refuse de pousser jusqu’à parler d’un privilège blanc. « La Commission ne s’est pas penchée spécifique­ment sur cette question », dit-elle.

Tout le pouvoir du wokisme tient dans sa manipulati­on orwellienn­e du langage : ses théoricien­s et militants inventent une novlangue diversitai­re qui fonctionne à la manière »

d’un piège idéologiqu­e MATHIEU BOCK-CÔTÉ

La science a bien démontré l’inexistenc­e des races comme catégories humaines signifiant­es. Mais le fait »

racial demeure et a une existence sociale réelle. MYRLANDE PIERRE

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