Le Devoir

Touche pas à ma forêt !, la chronique d’Isabelle Paré

Le rôle des citoyens pour protéger les milieux naturels est appelé à grandir

- ISABELLE PARÉ

En plein mois d’août, un groupe de citoyens de Chelsea allongeait près d’un million de dollars pour sauver des griffes d’un promoteur immobilier les 57 hectares de la forêt qui apporte un supplément d’âme à leur quotidien. De gros sous puisés à même leurs poches, pour rescaper cette parcelle de chlorophyl­le ponctuée d’étangs et de sentiers. Un concentré de nature devenu un baume pendant la pandémie, et un maillon essentiel du bonheur quotidien de cette petite collectivi­té.

Comme partout ailleurs, la valeur foncière de ce coin de verdure a explosé à la faveur de nombreux promoteurs immobilier­s qui spéculent depuis les derniers mois sur l’engouement croissant des citadins pour la nature, engouement dopé par la crise sanitaire.

Presque partout au pays, et plus encore près des villes, la forêt se vend à fort prix et se morcelle au plus offrant.

Étrange paradoxe, tout de même. Dans plusieurs régions convoitées, la récente « ruée vers les campagnes » contribue à grignoter le peu de boisés ou de forêts qui subsistent en marge des zones habitées.

Mais l’opération sauvetage déployée par les amis de la « Forêt aux étangs » de Chelsea pourrait amener de plus en plus de gens à monter au front pour protéger leurs écrins de verdure.

« Ce qui est unique ici, c’est que chaque sou a été trouvé dans la communauté, par des bénévoles. Ça en dit long sur l’engagement de ces citoyens ! » s’enthousias­me Olaf Jensen, bénévole et directeur du conseil d’administra­tion d’Action Chelsea pour le respect de l’environnem­ent (ACRE), qui a prêté main-forte aux voisins de la Forêt aux étangs dans leur démarche.

En quelques jours, ce geste inusité a fait boule de neige et inspiré une douzaine d’autres groupes de citoyens à travers le Québec, assure M. Jensen, décidés eux aussi à protéger à tout prix leur coin de nature du grappin d’éventuels promoteurs.

Mais faut-il acheter la forêt pour la sauver ?

Forêts citoyennes

À 30 minutes de Québec, là où le fleuve Saint-Laurent achève d’embrasser l’île d’Orléans, Catherine Grenier, jeune présidente de Conservati­on de la nature Canada (CNC), survole du regard le luxuriant domaine champêtre de la pointe de Saint-Vallier et ses berges, conservé depuis 20 ans grâce à l’action de citoyens et d’organismes de conservati­on.

« On a souvent l’impression que seuls les gouverneme­nts peuvent agir pour protéger des milieux naturels. Mais ça prend des collectivi­tés, des partenaria­ts avec des gens engagés, des donateurs, des bénévoles, des ententes, des négociatio­ns ardues. La tâche est immense ! Car la majorité des espèces et des habitats menacés au Québec se trouvent dans le sud du Québec, là où grande majorité des terres sont privées », insiste-t-elle.

Cette Québécoise, ex-vice-présidente du réseau des 27 parcs de la SEPAQ, vient de prendre les rênes de l’organisme de conservati­on pancanadie­n qui a protégé, depuis huit ans, l’équivalent de la superficie du Nouveau-Brunswick en forêts, marais, lacs, rivières et autres milieux fragiles grâce aux dons du public.

Quelque 750 millions de dollars ont été amassés d’un bout à l’autre du pays lors de la dernière campagne pour porter à 14 millions d’hectares la superficie des territoire­s naturels protégés par l’organisme à but non lucratif.

Du nombre, des kilomètres de forêts, de corridors écologique­s et des micro-écosystème­s essentiels à la survie de certaines espèces. Principal propriétai­re terrien d’îles du Saint-Laurent et de l’estuaire entre Bouchervil­le et les îles de la Madeleine, CNC a notamment sous son aile une partie des îles de Sorel, des îles de Bouchervil­le, de L’Isle-aux-Grues et d’un chapelet d’îlots dans Kamouraska.

Quelque 8000 hectares de montagnes vertes en Estrie ont ainsi pu être protégés à perpétuité, de concert avec l’organisme Corridor appalachie­n, grâce à des achats ou à des dons faits par des citoyens.

Alliés sylvestres

Si les voisins de Chelsea ont agi pour leur bien-être et sauvegarde­r la beauté des lieux, la protection des forêts et d’autres milieux naturels est maintenant devenue une question de santé collective, voire de survie.

« Protéger un massif forestier ou un milieu humide, ça minimise les îlots de chaleur, ça aide au stockage du carbone et ça protège la qualité de l’air et de l’eau pour des collectivi­tés entières », insiste Catherine Grenier, dont l’organisme a réussi à mettre à l’abri une partie des immenses étangs de Minesing, en Ontario, qui assurent l’accès à l’eau potable de toute une communauté.

« Si on veut protéger la biodiversi­té et limiter les impacts des changement­s climatique­s, la nature est notre plus grande alliée. L’objectif poursuivi par l’ONU est de protéger 30 % du territoire, expose Catherine Grenier. On en est encore loin [17 % au Québec]. Les gouverneme­nts ne pourront pas y parvenir seuls. Il faut agir là où on a le plus d’impact, avec et pour les gens. Après tout, c’est l’amour et l’attachemen­t des citoyens qui ont sauvé le mont Orford. »

Dessine-moi une forêt

Un horizon sans fin d’épinettes, le Québec ? Pas vraiment. Seulement 55 % du territoire québécois est boisé, comparativ­ement à 85 % en Ontario. Et de 2000 à 2010, 15 000 hectares de forêts ont disparu sous la pression du développem­ent immobilier, de l’agricultur­e ou de l’exploitati­on forestière.

Pas moins de 11 % des forêts du Québec prospèrent sur des terres privées, dont la protection dépend de la bonne volonté de leurs 130 000 propriétai­res et de règlements locaux, selon un rapport de Nature Québec. Parmi les 256 forêts rares, anciennes ou uniques classées « exceptionn­elles » par le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs, la moitié s’élèvent sur des terres privées.

« C’est pourquoi je crois que le rôle des organismes citoyens et de conservati­on est appelé à croître pour préserver les forêts et les milieux naturels sur des terres privées. L’objectif n’est pas toujours d’acheter, car les prix sont de plus en plus élevés, mais d’assurer la sauvegarde, soit en facilitant les dons, soit en signant des ententes de conservati­on, longuement négociées », explique Brice Caillié, coordonnat­eur de projet au Réseau de milieux naturels protégés.

Depuis deux ans, au moins 83 nouveaux sites sont venus s’ajouter aux 66 000 hectares protégés des 1367 sites qu’abrite maintenant ce réseau.

Retrouver le monde sauvage

Du haut de ses 95 piges, le très respecté sir David Attenborou­gh décrète dans son tout dernier bouquin à paraître cet automne qu’il presse de « réensauvag­er le monde ». Quand l’illustre lord anglais a commencé sa carrière de reporter du monde vivant à la BBC en 1954, 64 % de la planète était encore à l’état sauvage, lit-on dans Une vie sur notre planète. Il n’en reste plus que 33 % aujourd’hui.

Malgré les incendies qui consument la côte ouest américaine et une partie de l’Europe, quinze milliards d’arbres continuent d’être abattus dans le monde, bon an mal an, accélérant la perte de la biodiversi­té et la surchauffe du climat. Pour survivre, constate le nonagénair­e, les premiers humains ont dû raser boisés et massifs épais pendant des siècles.

Maintenant, la survie de l’humanité repose au contraire sur sa capacité à reboiser et à rescaper la canopée et d’autres milieux sauvages, devenus nos bouées de secours face à un climat désormais parti en vrille.

Foi de sir David, il est pressant de réensauvag­er le monde, un arbre à la fois. Comme l’ont compris les voisins de Chelsea.

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GETTY IMAGES La valeur foncière des coins de verdure a explosé à la faveur de promoteurs immobilier­s qui spéculent sur l’engouement croissant des citadins pour la nature, engouement dopé par la crise sanitaire.
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RENAUD PHILIPPE LE DEVOIR Pour Catherine Grenier, présidente de Conservati­on de la nature Canada, la nature est notre plus grande alliée.
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