Entre impuissance et désespoir
L’importante communauté afghane de Sherbrooke espère des réponses
Ils s’aiment et se sont dit oui pour la vie il y a une semaine à peine. Afghans d’origine mais Sherbrookois d’adoption, Sahar Asefi et Qais Hamdard auront toutefois vu leur lune de miel tourner court. Car, au même moment, à des milliers de kilomètres de leur bonheur, Kaboul tombait aux mains des talibans. « Depuis une semaine, franchement, je n’ai pas très bien dormi », laisse tomber Sahar pendant que la télé du salon diffuse des images de l’innommable.
En plus des tentatives pour joindre ses proches restés au pays, elle est inondée d’appels et de messages venant de la communauté afghane de l’Estrie, mais aussi d’ailleurs. « Rien qu’aujourd’hui, j’en ai reçu 38 ! » ditelle, étonnée, en plus d’avoir dû faire des vérifications pour déboulonner une rumeur qui voulait que certains Afghans de Granby aient eu accès à des formulaires pour faire venir leurs familles.
C’est que, depuis qu’elle a immigré à Sherbrooke il y a 10 ans, la jeune femme de 30 ans a pu tisser des liens forts avec les quelque 560 familles originaires de l’Afghanistan qui y vivent — la quatrième communauté immigrante
d’importance dans la ville. Comme interprète, coordonnatrice ou agente de liaison dans divers organismes communautaires, celle qui termine son baccalauréat en psychologie y a toujours joué un rôle actif. « Je suis étonnée de voir que les gens me font autant confiance. Mais je ne suis pas une agente d’immigration. Je ne suis pas non plus M. Habibi », dit-elle.
Shah Ismatullah Habibi, c’est l’homme derrière l’Association éducative transculturelle, un organisme de parrainage qui a fait venir la majeure partie de la communauté afghane de Sherbrooke. Depuis quelques jours, il gère aussi des centaines d’appels d’Afghans coincés et de membres de la communauté afghane de partout au Canada qui lui demandent comment faire venir un proche ou comment aider ce dernier à échapper au chaos. « Les gens veulent savoir quoi faire », dit-il.
21 000 Afghans attendus au pays
Selon ce que le cabinet du ministre fédéral de l’Immigration a confirmé au Devoir, le Canada accueillera au total 21 000 Afghans, dont 6000 ayant travaillé pour le Canada et leur famille. Jusqu’ici, plus de 800 d’entre eux ont d’ailleurs atterri en Ontario depuis le 4 août et les premiers arrivés sortent actuellement de leur quarantaine. Ensuite, dans les mois à venir, 15 000 autres pourront venir comme réfugiés à travers une prise en charge par l’État, des parrainages privés et la réunification familiale. Ces Afghans doivent toutefois s’exiler dans des pays limitrophes, et la priorité sera donnée aux plus vulnérables (les femmes, les membres de la communauté LGBTQ+, etc.). Le Québec participe à des discussions et pourrait faire partie des provinces qui vont recevoir ces réfugiés. « Ce ne sont pas monsieur et madame Tout-le-Monde qui pourront venir », se désole M. Habibi.
Cet ancien conseiller culturel pour les Forces armées canadiennes en mission en Afghanistan trouve difficile de se retrouver « entre l’arbre et l’écorce ». « Je fais tout mon possible pour trouver les informations, mais les gouvernements fédéral et provincial doivent nous en fournir plus, dit-il. C’est quoi, les modalités, c’est combien de personnes ? Est-ce que les organismes d’accueil sont prêts à les accueillir ? » Il dit aussi avoir reçu une cinquantaine d’appels de Québécois prêts à offrir un toit ou à carrément parrainer des familles. « J’ai eu des enseignants, des avocats, d’anciens juges. Les gens sont sensibles et veulent aider. Mais il faudrait que le gouvernement mette sur pied un programme [spécial] », ajoute-t-il.
À l’heure actuelle, en raison d’une enquête pour fraude dont on sait peu de chose, la ministre de l’Immigration du Québec, Nadine Girault, a suspendu le parrainage pour tous les organismes à travers la province — y compris celui de M. Habibi, qui a des dossiers en attente depuis cinq ans. Seuls les parrainages de groupes de deux à cinq personnes sont autorisés pour l’instant. « Si on n’ouvre pas le parrainage, qu’on le dise. Les gens vont au moins avoir une réponse à leurs questions. »
Beaucoup de questions
Car des questions, les quelques Afghans croisés au parc Bureau, dans l’est de
Sherbrooke, un coin où vit une bonne partie de la communauté, en ont. « Ils veulent savoir si vous pouvez les aider à faire venir leurs familles », explique Sahar qui, avec son nouvel époux, a accepté de jouer les interprètes. « Je leur ai dit que vous étiez juste des journalistes. »
Par ce beau soir d’été, Mohammad Nabi Adel triture son tasbeeh, une sorte de chapelet islamique, assis sur un banc. « On ne dort pas », dit l’homme, qui est ici depuis environ cinq ans. À côté de lui, les têtes recouvertes d’un léger voile coloré, sa soeur et sa mère ont les yeux mouillés de larmes. « Je pleure beaucoup, alors mon mari me dit de prendre de l’air », explique la soeur, qui peine à joindre ses enfants encore en Afghanistan. « Tout ce que je demande à Dieu, c’est qu’ils soient vivants. »
Sans rien comprendre de la conversation en dari ponctuée de silence, on devine que nos deux tourtereaux interprètes sont touchés. Enfants, ils l’ont vécu, ce régime. Les aires de jeux transformés en sites d’exécution. Les fillettes qu’on cachait dans de grosses casseroles de riz pour ne pas que les talibans les enlèvent.
Et leurs proches restés au pays s’apprêtent à revivre ce cauchemar. Qais y a un oncle, une tante, des cousins. Sahar y a pratiquement toute sa famille paternelle, y compris sa grand-mère de 80 ans. « Elle ne sait pas que les talibans sont entrés, on le lui a caché. Elle vient d’avoir la COVID et elle est très faible. Ce serait un trop grand choc pour elle », raconte Sahar.
Plus loin, dans la lueur orangée du coucher de soleil, Parween Ghulam Mohammad s’amuse avec son petit-fils qui lui apporte des cailloux. Contrairement aux autres femmes, elle ne craint pas d’être photographiée ni de partager ses inquiétudes à l’égard de ses deux soeurs restées au pays. « Ici, c’est la liberté, mais l’Afghanistan occupe mes pensées », dit celle qui est arrivée au Québec il y a trois ans.
Elle dit ne pas être au courant des efforts du gouvernement canadien dans cette crise. Sahar ne souhaite pas donner de faux espoirs. Après tout, la solution n’est pas non plus de « vider le pays », pense-t-elle. Et il faut rester réaliste. « Voir arriver ma famille ici, ça ne serait pas moins qu’un miracle. »