Le Devoir

Le programme conservate­ur, un vrai bleu ?

- POINT DE VUE ÉLECTORAL Frédéric Boily

L’auteur est vice-doyen et professeur en sciences politiques au campus Saint-Jean de l’Université d’Alberta. Son plus récent ouvrage est Droitisati­on et populisme. Canada–Québec–États-Unis (PUL, 2020). À l’automne, il publiera l’ouvrage collectif Les droites provincial­es en évolution, 20152020 (PUL, 2021).

En 2019, le chef conservate­ur Andrew Scheer a voulu faire l’économie d’une réflexion de fond sur les raisons de la défaite de Stephen Harper, avec les résultats que l’on sait. Or, la pandémie a rendu encore plus nécessaire­s les changement­s de logiciel idéologiqu­e. Le nouveau Plan de rétablisse­ment du Canada d’Erin O’Toole permet de jeter un regard sur l’état de la remise à niveau de l’idéologie conservatr­ice.

Le ton général du programme est résolument économique. Les conservate­urs ont parfois décrit le Canada comme une « communauté de communauté­s », alors que le Canada semble maintenant plutôt composé de familles et de travailleu­rs de PME vivant en régions rurales et périurbain­es.

On prend d’ailleurs soin de mentionner que « la reprise ne peut pas se limiter au centre-ville de Toronto ». Ainsi, l’idée que le rôle du gouverneme­nt consiste à donner directemen­t aux individus et aux entreprise­s les moyens d’agir reste bien présente. La propositio­n de s’opposer au programme national de garderies et de les remplacer par des crédits d’impôt, d’inspiratio­n harperienn­e, va dans ce sens.

Rupture

Mais il y a aussi du nouveau. Par exemple, les conservate­urs ne regardent plus à la dépense. L’équilibre budgétaire est reporté à 10 ans, le plan promet d’importants transferts en santé et des investisse­ments substantie­ls pour créer le million d’emplois promis. L’orthodoxie budgétaire n’est plus au coeur du projet conservate­ur.

Un autre changement d’importance concerne le discours critiquant les élites économique­s et appuyant le rôle des syndicats. Voilà qui constitue un élément inattendu, même s’il était esquissé dans l’ouvrage de Stephen Harper, Right Here, Right Now (2018), dans lequel ce dernier affirmait que les conservate­urs ne pouvaient plus s’en remettre au marché comme par le passé.

L’actuelle approche conservatr­ice reprend ce constat avec des propositio­ns pour s’assurer que l’« élite dirigeante » ne doit pas avoir préséance sur les pensionnés, ou encore pour créer des conditions équitables entre les syndicats et les multinatio­nales. Ce langage de la lutte contre « les grosses firmes » se trouve habituelle­ment ailleurs, notamment du côté des populistes de gauche.

Enfin, la propositio­n d’un Compte d’épargne personnel pour la réduction du carbone, qui reconnaît l’importance de la tarificati­on de la pollution, ou encore l’aide aux établissem­ents francophon­es postsecond­aires hors Québec constituen­t des éléments de nouveauté. Ici, on s’éloigne de la décennie Harper.

Or, ce sont précisémen­t ces éléments de rupture qui pourraient braquer les conservate­urs espérant un programme d’un bleu étincelant. Dans l’Ouest, certains d’entre eux parlent déjà d’un programme « raté », quasi libéral. De plus, même si on parle du secteur énergétiqu­e comme étant un « moteur clé de l’économie canadienne », les propositio­ns en cette matière apparaîtro­nt pâlottes aux yeux de ceux qui espèrent la relance de projets de pipelines.

Certes, O’Toole dit vouloir défendre les canalisati­ons 3 et 5. Il veut aussi modifier la loi C-69, qui encadre les processus d’évaluation des projets énergétiqu­es, et abolir la loi C-48 encadrant la navigation maritime dans le nord de la Colombie-Britanniqu­e, deux législatio­ns impopulair­es en Alberta. Justin Trudeau est aussi critiqué pour sa molle défense du pipeline Keystone XL, mais revenir sur ce projet avorté ressemble à des jérémiades, d’autant plus que la constructi­on du Trans Mountain va bon train. Paradoxale­ment,

ce qui passe pour de la timidité aux yeux des partisans les plus à droite apparaît aux autres comme un appui inconditio­nnel à une industrie dont on espère l’effacement.

Un volet important concerne le Québec, qui se voit accorder une autonomie certaine afin d’établir des politiques en matière d’immigratio­n et de langue, sans oublier la déclaratio­n de revenus unique. Les conservate­urs s’engagent aussi à ne pas intervenir pour contester la Loi sur la laïcité de l’État. Cet appel aux électeurs québécois, réitéré dans son discours à Québec où il a dit vouloir dépasser le « fédéralism­e d’ouverture », pourrait susciter du mécontente­ment chez certains conservate­urs de l’Ouest canadien qui croient que les élites laurentien­nes mènent le pays.

Erin O’Toole espère qu’ils seront peu nombreux et que les voix perdues seront compensées par des gains substantie­ls auprès des électeurs centristes. Cependant, les électeurs favorables à un programme national de garderie ou qui croient à l’importance d’un gouverneme­nt très volontaris­te en matière de tarificati­on du carbone pourraient aussi trouver l’approche conservatr­ice trop ancrée dans le passé. Rien n’assure que les efforts de modifier les orientatio­ns conservatr­ices seront couronnés de succès.

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