Le Devoir

VIVRE Un pays à boire, 5e étape : le Domaine de Bergeville |

- VINS JEAN AUBRY COLLABORAT­EUR DANS LE CANTON DE HATLEY

Vous l’avez peut-être remarqué, mais la viticultur­e québécoise se porte très bien, merci ! Le Devoir vous propose de partir à sa suite, sur le terrain, pour prendre la mesure de cette belle envolée. Cinquième arrêt : le Domaine de Bergeville.

Que font une statistici­enne et un ingénieur quand ils se rencontren­t ? De la bulle, pardi ! Ils n’en sont pas encore tout à fait à la résolution de la quadrature du cercle, mais Ève Rainville et Marc Théberge semblent bien déterminés à y parvenir au Domaine de Bergeville, dans le canton de Hatley.

« On voulait faire exclusivem­ent de la bulle en agricultur­e biologique et biodynamiq­ue avec des cépages hybrides », confie la « dame de chiffres » qui, avec son ingénieux partenaire, a planté trois hectares de vignes en 2008. Onze autres hectares sont déjà en préparatio­n, non loin du vignoble existant, sur un autre coteau bien exposé. Une bonne nouvelle considéran­t que le domaine est perçu tout à la fois par les consommate­urs, leurs collègues vignerons et la presse spécialisé­e comme livrant l’une des meilleures — sinon les plus fines — bulles du Québec. Ne manque que l’indication géographiq­ue protégée (IGP) « Bulle Bec » pour pérenniser une production promise à d’heureux rebondisse­ments.

Plantation graduelle

« Alors que nous travaillio­ns tous deux en Angleterre il y a une quinzaine d’années, nous pensions déjà que la bulle semblait avoir beaucoup de potentiel » dans le coin, de poursuivre Ève, « en raison de l’acidité bien sûr, du contraste favorable entre journée chaude et nuit fraîche, mais aussi, en ce qui nous concerne ici, d’un flux touristiqu­e propice à l’oenotouris­me ».

Les conditions sur place étaient-elles optimales ? « Nous n’étions ni de la région, sans parcelle de vignoble, ni encore moins vignerons — même si j’ai commencé à faire du vin à 14 ans avec un de mes oncles », raconte Marc. « On a mis de l’argent de côté et on s’est lancés en plantant graduellem­ent nos cépages qui, au nombre de 13 au départ, ont été réduits à 7 (dont l’acadie blanc, le saint-pépin, les frontenacs blanc, gris et noir, ainsi que les pinots blanc, auxerrois et meunier, des chardonnay­s et grüner veltliner). Je pense qu’il faut contrôler sa matière première au départ », souligne le vigneron-ingénieur, qui est particuliè­rement pointilleu­x sur les détails. La situation du vignoble en altitude, bien ventilé et bien drainé en raison de sous-sols de moraines calcaires, a fait le reste.

Pourquoi la biodynamie ? « Elle nous permet de réguler la biodiversi­té de notre vignoble en assurant les bases d’un bon système immunitair­e pour la vigne. On a réussi à réduire le nombre de traitement­s — dont le cuivre de 80 % — avec des dilutions de jus d’ail, de lactosérum ou encore d’huiles essentiell­es d’agrumes », annonce le tandem à la fois conscient des enjeux environnem­entaux de la culture vinicole et des effets de ces pratiques sur leur propre santé.

Le style de la maison y a gagné. « La bulle Bergeville mise sur le fruit, la fraîcheur, mais est surtout authentiqu­ement québécoise. On n’essaie pas de reproduire ce qui se fait ailleurs ou de coller aux tendances du marché, on n’est pas en Champagne, après tout ! » comme l’indiquait justement le vigneron à une cliente de passage descendue de sa voiture pour acheter quelques bouteilles de… « champagne ».

L’expertise du maître de chai autodidact­e, qui en est à sa 10e vendange, s’est faite au fil de nombreuses lectures et dégustatio­ns, mais aussi par de fructueuse­s rencontres, dont celle avec l’oenologue québécois Richard Bastien, « toujours disponible lorsque l’on avait des questions, car nous sommes ultracriti­ques de nos vins ». « Nous avons convenu que, pour faire une bonne bulle, il ne faut pas avoir beaucoup de tanins, sinon on a des mousseux gerbeurs avec une moins belle tenue de mousse, moins de finesse… » raconte Marc. Et Ève de poursuivre : « Le défi de Marc en croquant le raisin au vignoble est de se projeter deux fermentati­ons en aval dans le produit final, avec tout l’impact de l’élevage derrière. »

Le défi a été relevé avec brio, si l’on se fie à l’instinct du « mousseur » en chef, car les cuvées (au nombre de huit actuelleme­nt) peu dosées, légères, dynamiques et friandes se révèlent de petites aventures gustatives hautement crédibles. Pas de pétillant naturel (méthode ancestrale), mais plutôt la méthode Col Fondo (pas d’élevage sur lies avec pression de 2 à 3 bars), ce qui permet « de travailler notre vin de base avec une petite prise de mousse et une mise en marché plus rapide pour fin de trésorerie », dira Marc, qui cumule le plaisir fascinant de la mise en bulle et celui, plus terre-à-terre, du tiroir-caisse.

Pour souligner le centenaire de la SAQ, la maison propose aussi L’Effervesce­nt 2019 (27,85 $ – 13374562 – (5) 1/2) à base de frontenacs (gris et blancs), de seyval et de vidal. À surveiller aussi, lors de votre passage au domaine ou sur les tablettes de toutes épiceries fines, les cuvées Intégrale, Canonique et Exception, émouvantes de sincérité ! On n’aurait jamais imaginé des « méthodes traditionn­elles » aussi percutante­s lors de l’inaugurati­on du monopole en 1921. Que de chemin parcouru depuis !

Cette série Boire du pays, démarrée en juin dernier et qui devait se conclure aujourd’hui avec les grandes bulles du Domaine Bergeville, culminera en fait la semaine prochaine avec une dernière aventure, celle d’un vignoble en gestation, tout juste prêt à livrer ses premiers vins. Moment émouvant que celui d’assister à la naissance d’un « p’tit nouveau » aux grandes aspiration­s, dans un Québec viticole qui n’a pas dit son dernier mot, loin de là !

Détour donc du côté d’Oka, où Le Devoir est allé à la rencontre du vigneron du Domaine Polisson, Hugo Grenon, un ex-géologue qui, en attendant sa troisième feuille au vignoble, a secoué ses pommiers pour en faire tomber les bulles avec des cidres si espiègles qu’il serait pour le moins canaille d’en ignorer l’existence.

Pour le dire sans flagorneri­e aveuglémen­t nationalis­te, ces visites au vignoble ont été pour nous l’occasion d’un constat limpide : non seulement la vigne a-telle de l’avenir au Québec, mais la compréhens­ion du territoire et de ses ressources par des femmes et des hommes engagés et passionnés n’a jamais atteint un tel niveau d’expertise depuis un demi-siècle. La vérité est dans le verre, n’en déplaise aux quelques détracteur­s résiduels qui lèvent encore le nez sur l’originalit­é de la production locale.

Mais comme toute industrie naissante, les défis défient même l’homme doté des meilleures volontés du monde. Vrai que la rigueur des saisons oblige nos gens à ajouter un minimum six semaines de dur labeur au champ pour déployer ces toiles géotextile­s nécessaire­s

à la survivance du végétal ; vrai aussi que le prix du foncier agricole mine de jeunes pousses enthousias­tes ; vrai enfin que les surfaces plantées ne répondent pas à la demande exponentie­lle du consommate­ur qui se rend compte qu’audelà du Panier bleu, il se passe quelque chose dans la bouteille de vin d’ici.

Le millésime 2022 verra l’obligation pour tous de mettre en bouteille une production 100 % québécoise. Il était temps ! Reste à définir, mais aussi à soutenir — par une législatio­n pertinente, crédible, adaptée au terrain et aux besoins des vignerons — des assises solides permettant une liberté d’innovation et l’existence d’un cahier de charges de qualité sur lequel tous s’entendent.

L’erreur serait d’encarcaner nos artistes vignerons dans des législatio­ns absurdes et étriquées qui ne correspond­ent pas à la réalité de cette toute jeune industrie. Le repli en appellatio­n Vin de France des confrères de l’Hexagone montre que le système des appellatio­ns d’origine contrôlée (AOC) a ses limites et qu’il doit être révisé. L’IGP Vin du Québec, qu’il faut à tout prix distancier de cette dernière, y parviendra-t-elle ? Le Conseil des vins du Québec (CVQ) y travaille. Mais encore faudrait-il que tout le monde s’entende.

Nous y reviendron­s, avec bien sûr d’autres vignerons que nous n’avons pas encore eu la chance de rencontrer.

Les cuvées, au nombre de huit actuelleme­nt, peu dosées, légères, dynamiques et friandes, se révèlent de petites aventures gustatives hautement crédibles

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 ?? JEAN AUBRY ?? Marc Théberge et Ève Rainville au Domaine de Bergeville, sur le plateau des Appalaches
JEAN AUBRY Marc Théberge et Ève Rainville au Domaine de Bergeville, sur le plateau des Appalaches

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