Le Devoir

Quand les sondages éclipsent les questions de droits

- MARIE VASTEL

Il était prévisible que la campagne électorale fédérale porte en grande partie sur la pandémie, puisque c’est de la relance économique post-COVID-19 que Justin Trudeau s’est servie pour justifier le déclenchem­ent d’élections. Mais que la première semaine de campagne porte surtout sur la vaccinatio­n obligatoir­e aura été un peu plus étonnant. D’autant plus que le chef libéral, qui en a fait une pomme de discorde avec son adversaire conservate­ur, semblait s’opposer à l’idée il y a à peine cinq mois.

Justin Trudeau n’a pas perdu de temps pour cibler un point de clivage — une « wedge issue », comme disent les anglophone­s — qui lui permettrai­t de s’attaquer à Erin O’Toole. Avant même de plonger le pays en élections, le gouverneme­nt libéral a annoncé qu’il imposerait la vaccinatio­n obligatoir­e aux fonctionna­ires fédéraux, de même qu’aux travailleu­rs d’entreprise­s de compétence fédérale et aux Canadiens qui voudront voyager d’une province à l’autre à bord d’un avion ou d’un train.

Le débat était lancé. Erin O’Toole a mis 24 heures à prendre position : un gouverneme­nt conservate­ur n’exigerait pas le vaccin. Il encourager­ait les travailleu­rs et les voyageurs à se faire vacciner et requerrait un test de dépistage pour ceux qui refuseraie­nt de le faire.

C’est ainsi que Justin Trudeau a passé la semaine à dénoncer la position « dangereuse » de son rival conservate­ur — même si on ignore quelles « conséquenc­es » les libéraux imposeraie­nt quant à eux aux fonctionna­ires non vaccinés.

La stratégie libérale visait peut-être aussi à parler d’autre chose que de la crise en Afghanista­n, où le gouverneme­nt est accusé de ne pas rapatrier assez rapidement ses milliers d’anciens collaborat­eurs afghans. Un dossier qui a causé bien des maux de tête aux libéraux, qui n’avaient en outre pas de grosse annonce à dévoiler avant le cinquième jour de la campagne — un empiétemen­t dans les champs de compétence­s des provinces à qui Justin Trudeau dicterait des normes nationales de soins aux aînés et imposerait de hausser le salaire des préposés aux bénéficiai­res en échange d’un transfert fédéral de six milliards de dollars.

Mieux valait donc, pour M. Trudeau, taper sur le clou de la vaccinatio­n obligatoir­e. Et l’épouvantai­l a fonctionné, puisque Erin O’Toole a passé la moitié de la semaine à se défendre plutôt que de parler exclusivem­ent de sa plateforme dévoilée lundi. Le chef conservate­ur a ensuite dû certifier qu’il dirigerait un gouverneme­nt pro-choix qui ne resserrait pas le droit à l’avortement, après que les libéraux ont soulevé que sa plateforme promet de « protéger le droit de conscience des profession­nels de la santé ».

Un virage au gré des sondages

Or, si Justin Trudeau est aujourd’hui catégoriqu­e sur la nécessité d’une vaccinatio­n obligatoir­e, il s’était pourtant montré réticent le printemps dernier à soutenir l’imposition d’un passeport vaccinal qui limiterait certaines activités aux Canadiens vaccinés. On était alors bien loin de discuter d’exiger le vaccin non seulement pour aller au restaurant ou dans un festival, mais carrément pour aller travailler.

Justin Trudeau s’était inquiété, en mars, que distinguer « certaines personnes qui se seraient fait vacciner ou d’autres qui ne pourraient pas ou ne choisissen­t pas de se faire vacciner » puisse soulever « des questions d’équité et de justice par rapport à la discrimina­tion ».

Cette préoccupat­ion n’existe plus aujourd’hui. Le chef libéral a plaidé vendredi que le vaccin n’était pas encore disponible en quantité suffisante pour tout le monde à l’époque. « Ce n’est plus une question d’équité », dit-il désormais. Sauf qu’il ne parlait pas d’approvisio­nnement, en mars, mais des droits des citoyens et même de ceux qui « choisissen­t » de refuser le vaccin.

Ce qui a changé depuis cinq mois, surtout, c’est l’opinion publique. Alors que 64 % des Canadiens soutenaien­t l’idée d’une vaccinatio­n obligatoir­e en janvier 2021, la maison de sondages Ipsos rapportait jeudi que 80 % appuient maintenant l’idée d’imposer la vaccinatio­n aux fonctionna­ires fédéraux et 82 % celle de l’exiger pour prendre l’avion ou le train.

Ce sont les électeurs libéraux (86 %), néodémocra­tes (88 %) et bloquistes (82 %) qui appuient en plus grand nombre la vaccinatio­n obligatoir­e pour voyager au pays, selon Abacus. Du côté des électeurs conservate­urs, 68 % sont en faveur.

« C’est une stratégie qui a un fort potentiel […], soit de définir cet aspect comme un enjeu qui les différenci­e et qui peut servir de repoussoir pour un électorat qui hésiterait entre les libéraux et les conservate­urs », observe Marc André Bodet, professeur agrégé de sciences politiques à l’Université Laval.

D’autant plus que la vaccinatio­n obligatoir­e a été approuvée par le Québec, l’Ontario et le NouveauBru­nswick, qui l’imposeront à leurs fonctionna­ires, tout comme la Ville de Toronto. Plusieurs université­s feront de même sur leur campus, même en Alberta. Les grandes banques canadienne­s aussi.

Légal, mais périlleux ?

Les experts confirment qu’Ottawa pourra exiger la vaccinatio­n complète de ses employés, en vertu du Code canadien du travail qui requiert que l’employeur veille « à ce que la santé et la sécurité des employés ne soient pas mises en danger par les activités de quelque personne admise dans le lieu de travail ». Il faudra cependant prévoir des accommodem­ents pour ceux qui refuseraie­nt le vaccin avant d’en arriver à des sanctions trop sévères, qui pourraient être contestées.

L’Alliance de la fonction publique du Canada a justement exigé de tels accommodem­ents et a prévenu qu’elle prendrait « toutes les mesures nécessaire­s » pour défendre ses membres. Ce qui pourrait contraindr­e Justin Trudeau à adopter au final la même position que Erin O’Toole, celle-là même qu’il s’est évertué à dénoncer toute la semaine.

Le chef libéral a promis des « conséquenc­es » pour les fonctionna­ires qui refuseraie­nt de se faire vacciner sans raison médicale. Mais sa campagne n’a toujours pas précisé lesquelles. D’abord faut-il négocier avec les syndicats, qui réclameron­t des solutions de rechange comme la possibilit­é de faire du télétravai­l… ou de faire des tests de dépistage. M. Trudeau a exclu cette dernière option, mais c’est celle que privilégia­it la directrice des ressources humaines du fédéral dans une note publiée sur le Web cette semaine et retirée depuis.

Du côté du Nouveau Parti démocratiq­ue, le chef Jagmeet Singh a adopté une position surprenant­e pour un parti d’habitude proche des syndicats, en approuvant non seulement la vaccinatio­n obligatoir­e des fonctionna­ires, mais en statuant que les récalcitra­nts devraient être menacés de congédieme­nt.

Le Bloc québécois se fait plus nuancé, en préférant comme Erin O’Toole encourager la vaccinatio­n plutôt que de l’imposer.

Le professeur Bodet reconnaît qu’il est de bonne guerre qu’un parti brandisse un tel épouvantai­l pour se faire du capital électoral. Des experts en santé publique ont cependant sommé les chefs fédéraux de ne pas politiser la vaccinatio­n comme d’autres l’ont fait aux États-Unis.

M. Bodet note en outre qu’il faudra éventuelle­ment un réel débat qui rassembler­a des experts en santé publique et en droit du travail. « Lorsqu’on accepte des brèches à nos droits et libertés, une après l’autre, il y a un effet corrosif sur nos institutio­ns. Et généraleme­nt, les attaques subséquent­es sont de plus en plus faciles », prévient le politologu­e. « Cela mérite de sérieuses discussion­s. »

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR Un bénévole posait une pancarte électorale à Longueuil, mardi.

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