Le Devoir

| La chute des libertés, un dossier à lire en pages

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C’était il y a une semaine et, depuis, la peur ne fait que croître. Les talibans reprenaien­t Kaboul et, par extension, le pouvoir. Vingt ans après la fin de leur précédent règne, la technologi­e a changé, mais pas l’idéologie, affirment les observateu­rs. Des Afghans racontent leur terreur dans l’attente de ce qui se passera quand les forces étrangères auront quitté le pays. Et au Québec, des vétérans canadiens oscillent entre rage et peine. Notre dossier à lire en pages

Des milliers de comptes auraient été effacés des réseaux sociaux. Des journalist­es, des intellectu­els et des professeur­s se terrent dans le silence depuis dimanche. « On est tous en panique. C’est la peur partout. » Des enlèvement­s sont déjà rapportés. Des fuites, coûte que coûte, vers la liberté sont racontées. Avant même le début d’une possible répression violente par les talibans, c’est toute une frange de la société afghane qui disparaît sous l’autocensur­e.

« Je suis terrifié », raconte Mohammad (nous utilisons des noms d’emprunt pour protéger l’identité de notre source), journalist­e et professeur à Kaboul. « Les talibans ont déjà fouillé ma maison [par le passé]. Ils étaient à ma recherche. » L’homme a depuis déménagé avec sa famille. « Mais j’ai vraiment peur. Ils nous ont menacés. On ne sait vraiment pas ce qui va se passer. »

Comme tant d’autres, Mohammad survit dans une attente d’une lourdeur insoutenab­le. Que va-t-il se passer une fois que les forces étrangères auront définitive­ment quitté le pays ? En milieu de semaine, deux journalist­es auraient été enlevés puis battus par des talibans à Jalalabad. Les images ont fait le tour d’Internet et semé la terreur chez les intellectu­els.

Puis vendredi, Reporters sans frontières a dénoncé le meurtre d’un proche d’un journalist­e afghan qui travaille pour la radio allemande

Deutsche Welle. Le journalist­e avait déjà trouvé refuge en Allemagne. Mais les talibans ont fouillé mercredi plusieurs maisons pour le retrouver, avant d’abattre un membre de sa famille.

Deutsche Welle a également déploré la tenue d’opérations similaires pour épingler trois autres de ses journalist­es postés en Afghanista­n. Toofan Omar, le patron de la radio Paktia Ghag Radio, aurait lui aussi été abattu il y a quelques jours, et Nematullah Hemat, de la chaîne privée Ghargasht TV, aurait été enlevé par les talibans.

Des listes de noms

« En ce moment, les journalist­es n’ont plus aucune sécurité dans le pays », lâche Sabur Shah (nom d’emprunt), terré dans une ruelle pour nous parler (« Si on m’entend parler en anglais au téléphone, je vais me faire poser des questions »).

Le jeune homme, à la tête d’une fondation privée, avait lancé une campagne de collecte de fonds en mars dernier pour soutenir les familles de trois femmes journalist­es (Mursal Waheedi, Saadia Sadat et Shahnaz Raufi) assassinée­s en pleine rue dans deux attaques simultanée­s.

« Quand les talibans ne détenaient que 10 % de leur pouvoir actuel, ils perpétraie­nt déjà des assassinat­s ciblés de journalist­es. Maintenant qu’ils contrôlent le pays, on sait très bien comment ils vont agir. »

Jeudi, le bruit a couru que les talibans avaient mis la main sur les documents internes de la Direction nationale de la sécurité ainsi que sur les bases de données des ministères de l’Intérieur et de la Défense. « Maintenant, ils ont toutes ces informatio­ns, souffle Mohammad. Plusieurs intellectu­els croient que les talibans vont les utiliser dans le futur. C’est pour ça qu’ils essayent de quitter le pays avec l’énergie du désespoir. »

Files dans les cafés Internet

Au chaos qui régnait à l’aéroport de Kaboul cette semaine s’est aussi ajouté celui qui a envahi plusieurs cafés Internet, rapporte Sabur Shah.

Le Canada nourrit l’espoir de bien des âmes, dit-il. « Depuis que le gouverneme­nt canadien a dit qu’il sortirait 20 000 Afghans du pays, tout le monde essaye de postuler. Il y a des files devant les cafés Internet. Les gens ne sont pas très éduqués ici et ont de la difficulté à remplir les demandes. Mais ils pensent qu’ils vont obtenir un visa. »

Et la machine à rumeurs s’emballe par moments. « Il y a eu une rumeur cette semaine qu’un avion canadien allait venir et prendre des gens sans aucune procédure. Plein d’Afghans ont afflué à l’aéroport », se désole-t-il.

Depuis dimanche, un pont aérien a été mis en place pour évacuer au compte-gouttes des diplomates et des collaborat­eurs afghans. Une opération dans laquelle l’espoir s’entremêle au désespoir pour de nombreux Afghans, prêts à tout pour embarquer sur un aller simple vers la liberté.

« C’est encore le chaos à l’aéroport. Et les talibans sont partout autour », rapporte un homme qui travaille dans un camp tout juste à côté de l’aéroport de Kaboul. « On entend des coups de feu. »

Un pilote militaire tchèque de retour de Kaboul a décrit à l’Agence France-Presse les conditions difficiles des rotations aériennes avec l’Afghanista­n, sans véritable contrôle aérien, sans approvisio­nnement possible en kérosène sur place et avec des décollages périlleux.

Au milieu d’un fort trafic au-dessus de Kaboul, « nous devions garder nos distances en l’air et atterrir l’un derrière l’autre. Nous cherchions des fréquences pour communique­r les uns avec les autres », a expliqué le commandant.

Effacées

Pendant ce temps, l’avenir des femmes afghanes s’engouffre dans le désarroi. « On ne sait pas ce qui va se passer pour nous. On vit une situation inimaginab­le

Depuis que le gouverneme­nt canadien a dit qu’il sortirait 20 000 Afghans du pays, tout le monde essaye de postuler. Il y a des files devant les cafés Internet. Les gens ne sont pas très éduqués ici et ont de la difficulté à remplir les demandes.

et tellement incertaine. Je suis complèteme­nt désorienté­e, témoigne Sara (nom d’emprunt), jointe à Kaboul. Je ressens tellement de peine, de douleur et de désillusio­n. »

La jeune femme, qui chérissait un avenir prometteur en menant des études en économie tout en détenant deux enseignes de commerce en ligne, a vu sa vie basculer dimanche. « On ne peut plus aller à l’université pour l’instant et je ne sais pas si les femmes pourront y retourner, dit-elle. Il y a des rumeurs indiquant que, si les talibans nous permettent de retourner à l’université, nous ne pourrons plus fréquenter les facultés d’économie et de droit. »

Du jour au lendemain, le gagne-pain de l’étudiante a été anéanti à zéro. « J’importe des vêtements de Dubaï, de l’Iran, de la Turquie et de l’Inde. Mais tous les vols sont interdits et c’est le chaos à l’aéroport. Je ne peux plus travailler. »

CNN présentait un reportage cette semaine sur un magasin de burqas de Kaboul dont les affaires allaient bon train depuis la reprise de pouvoir des talibans. Sara, elle, vendait des bikinis.

« Maintenant, c’est une vie dans laquelle je vais devoir me battre pour mes droits qui m’attend. »

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