L’HÉRITAGE DE JACK LAYTON, À TORONTO, AU QUÉBEC ET AILLEURS
Son souvenir reste bien vivant, même dix ans après sa mort
Jack Layton est déjà affaibli par le cancer lorsqu’il se présente devant les journalistes, le 25 juillet 2011, pour annoncer son retrait temporaire de ses fonctions de chef du NPD. Bagages en main, son député Alexandre Boulerice s’apprête à partir en voyage avec sa famille. Il a les yeux rivés sur la télévision. « C’était assez triste… », raconte-t-il aujourd’hui. Moins d’un mois plus tard, Jack Layton rend l’âme à l’âge de 61 ans, quatre mois seulement après que son parti eut obtenu 103 sièges au Parlement, dont 59 au Québec.
Dix ans plus tard, au deuxième jour de la campagne électorale fédérale, le chef néodémocrate, Jagmeet Singh, se trouve à un jet de pierre de la taverne Black Swan, sur l’avenue Danforth à Toronto, pour une première annonce. Jack Layton était un habitué de l’endroit : il s’y rendait après le travail pour écouter de la musique et parler avec les électeurs, se rappelle Billy Pachis, le propriétaire des lieux. « Il était humble. »
Pendant sept ans et quatre élections,
Jack Layton aura représenté TorontoDanforth à Ottawa. « Les résidents disent encore : “Jack me manque” », souligne la conseillère municipale du quartier, Paula Fletcher.
L’école politique torontoise
C’est dans la Ville Reine, où il est arrivé dans la jeune vingtaine après avoir grandi à Montréal, que Jack Layton a mûri politiquement. Déjà, dans les années 1970, lors de ses études supérieures en science politique à l’Université York, un sentiment d’engagement l’anime, raconte son ami Myer Siemiatycki, lui aussi Montréalais d’origine.
Ce dernier se souvient d’avoir donné avec lui un cours crédité à la radio étudiante de l’Université Ryerson, en 1974. « Jack et moi avons été enfermés dans une salle pendant un an pour produire 48 heures de radio. » La politique était abordée sous tous ses angles et une multitude d’acteurs politiques ont été interviewés, se remémore le professeur émérite.
Paul Godfrey, qui deviendra plus tard le président du conglomérat médiatique Postmedia, a été l’un d’entre eux : il était alors président du conseil métropolitain de Toronto. Quelques mois après son apparition à l’émission, il affirme lors d’un événement privé que Jack Layton était « quelqu’un à surveiller » ; en 1982, ce dernier lui donne raison en se faisant élire presque par surprise au conseil municipal.
Du Layton militant au « bon Jack »
Lors de ses premières années au conseil, la recrue politique se démarque par sa militance presque outrancière : Jack Layton s’oppose régulièrement aux idées de ses adversaires, mais propose peu de solutions de rechange. Il est aussi théâtral dans ses actions politiques : alors que le monde s’émeut face aux victimes du sida, il se couche au sol pour qu’on dessine à la craie le contour de son corps, comme s’il s’agissait d’une scène de crime. En 1984, il est arrêté durant une manifestation au Centre Eaton.
Un changement d’approche s’amorce toutefois à compter de 1988. « Si tu veux te rendre plus loin en politique, tu ne peux pas être un critique et toujours dire “non, non, non”. Tu dois être plus constructif », lui recommande alors son grand ami et conseiller politique Dan Leckie.
Il avait une vision, mais pas encore de plan pour la mettre en oeuvre, reconnaît aujourd’hui sa veuve, Olivia Chow. « Notre salle à manger est tout d’un coup devenue plus achalandée. Il y avait davantage de rencontres, de soupers pour planifier des actions —
les dirigeants des organisations non gouvernementales y étaient souvent, même le p.-d.g. de la Commission de transport de Toronto est venu », raconte-t-elle.
Après avoir été défait en 1991 dans la course à la mairie de Toronto, Jack Layton retourne au conseil municipal en 1994, où il doit gérer la très complexe fusion municipale torontoise. « Jack mérite énormément de crédit pour le bon fonctionnement du conseil à cette époque », souligne un ancien membre du conseil, Richard Gilbert. Son expérience lui permet d’être nommé à la tête de la Fédération canadienne des municipalités (FCM) en 2001. Une nomination qui « a rehaussé son profil au pays », ajoute M. Gilbert, qui a lui-même occupé ce poste.
Deux ans plus tard, en 2003, Jack Layton est élu au poste de chef du Nouveau Parti démocratique, laissé libre à la suite du départ d’Alexa McDonough. Il récolte l’appui de près de 55 % des membres du parti, dont celui de l’ex-chef Ed Broadbent.
Les succès électoraux ne sont pas immédiats : à ses trois premières élections sous Layton, le NPD remporte en moyenne 28 sièges. Mais en 2011, contre toute attente, une vague orange déferle sur le Québec : les néodémocrates détiennent soudainement près de 80 % des sièges fédéraux du Québec.
La vague orange, et après
En revanche, les élections de 2011 restent une exception pour le NPD — l’équivalent d’une « éclipse solaire », selon le politologue François Rocher, de l’Université d’Ottawa. Les astres électoraux étaient alors alignés pour lui, raconte l’universitaire.
« On a dépeint Jack Layton de manière sympathique à un moment où les électeurs manifestaient beaucoup de cynisme », analyse le professeur
Jack Layton a été un coup de coeur, mais les conditions ne sont pas réunies pour que ça se reproduise maintenant FRANÇOIS ROCHER
Rocher. Et on se souviendra que « Jack Layton projetait une image moins conflictuelle de la politique que Jagmeet Singh », rappelle-t-il. Le passage du chef néodémocrate à l’émission Tout le monde en parle du 3 avril 2011 a aussi fait exploser sa popularité au Québec, estime le politologue, qui note d’ailleurs que cette entrevue était plus complaisante que celle réservée à son homologue bloquiste Gilles Duceppe.
Aux élections suivantes, en 2015, le successeur de Jack Layton, Thomas Mulcair, ne réussira pas à soulever une nouvelle vague orange : malgré un bon départ, le NPD perd 59 députés, dont 43 au Québec. M. Mulcair quittera la chefferie néodémocrate en 2017.
Le parti perdra 20 autres sièges lors des élections de 2019, ramenant le parti à des récoltes semblables à celles de 2004 et de 2008.
Si Jagmeet Singh souhaite répéter les exploits de Jack Layton en 2011, il ne bénéficiera pas d’une conjoncture politique aussi favorable, estime le professeur François Rocher. « Jack Layton a été un coup de coeur, mais les conditions ne sont pas réunies pour que ça se reproduise maintenant » : le mécontentement des électeurs québécois envers les libéraux est moins profond que leur détestation des conservateurs, note le politologue. Le Bloc québécois, à qui Jack Layton avait arraché beaucoup d’électeurs à l’époque, est aussi en bien meilleure forme.
Au tour de Jagmeet Singh
En entrevue avec Le Devoir, Jagmeet Singh insiste : son parti va « prioriser le Québec », comme l’a fait Jack Layton. Mais le parti s’attend à ne faire élire que trois ou quatre députés dans la province, au maximum.
Des amis et collègues de l’ex-chef néodémocrate interrogés par Le Devoir soutiennent que Jagmeet Singh a un enthousiasme et une énergie similaires à son prédécesseur, mais pas la même maturité politique. « Jagmeet est peutêtre plus similaire au Jack Layton qui était au conseil municipal de Toronto », affirme Richard Gilbert.
Le chef du NPD dit toujours vouloir améliorer son français et son message. Et il a maintenant un bilan à présenter aux électeurs, dit-il. Un récent sondage Angus Reid révélait que 46 % des électeurs avaient une opinion favorable de Jagmeet Singh, le taux le plus élevé parmi les chefs des grands partis, mais que seulement le tiers des Canadiens pensent qu’il ferait un bon premier ministre.
Le seul député fédéral néodémocrate du Québec, Alexandre Boulerice, assure que l’héritage de Jack Layton est toujours bien présent. Le parti s’est « professionnalisé » et ses assises financières sont bien plus solides grâce à son travail, dit l’élu de Rosemont–La Petite-Patrie.
Reste que, même en Ontario, le nombre de députés du NPD a baissé, passant de 22 à 6 le temps de trois élections. Même l’ancienne circonscription du « bon Jack », Toronto-Danforth, est passée au rouge : la libérale Julie Dabrusin la représente aux Communes depuis 2015.