Un cloître sans limites, la fin de la série d’été « Mon Labrador », de Monique Durand
Pour âmes entichées d’eau douce et d’eau salée, de pierre et de solitude
Labrador, nom mythique. Patrie des caribous, de la neige et du vent. Contrée aux frontières floues, à l’histoire tumultueuse comme les eaux qui la traversent. Concentré de la complexité du monde, avec ses populations diverses. Notre collaboratrice Monique Durand nous raconte un Labrador qu’elle arpente depuis des années, une terre imprégnée d’imaginaire. Dernier de huit articles.
Démarrage du moteur. On se détache doucement du quai. Le lac a la couleur des épinettes et des sapins baumiers qui bordent le canal entre île et continent où l’hydravion avance. Je suis l’invitée privilégiée de Norpaq Aviation et de son propriétaire, Jean Paquet, qui possède une pourvoirie aux environs de Schefferville. Il y vit depuis 40 ans avec sa famille. « Un éternel émerveillement », résume-t-il.
L’appareil fait bientôt demi-tour et s’élance. Pilote et copilote sont aux manettes, poussant les unes, tirant les autres. Les flotteurs ont quitté l’eau. Je vogue, le coeur content. J’avais rêvé de voler au-dessus du Labrador, de le prendre à bras-le-corps — pas tout entier, certes, mais de le saisir plus amplement avec des yeux de ciel plutôt que des yeux de terre. « Il fait chaud, l’air est instable », m’avait avertie Jean. Pas grave, je m’agripperai !
Ça y est, je vois. La péninsule du Labrador, c’est avant tout l’eau. Une constellation de lacs, petits, moyens, grands, de rivières, de ruisseaux. À perte de vue. Et la toundra, elle aussi ruisselante d’eau. Et la pierre nue, perdue dans cet univers aqueux. Contrée mouchetée de conifères rabougris, eux aussi les pieds trempés. Je voudrais être peintre pour évoquer cette pâte mi-liquide mi-solide dans son austère splendeur.
La face cachée du Labrador
De là-haut, verrons-nous des caribous ? Car comment parler du Labrador sans parler de cet animal emblématique, vénéré par les Autochtones, pour eux nourriture physique aussi bien que spirituelle ? Pas la bonne saison, m’avait dit Jean. « La péninsule labradorienne est devenue un désert de roc, d’eau et de forêts depuis que les dernières bandes de Montagnais-Naskapis migrateurs, les seuls connaisseurs de l’intérieur, l’ont abandonnée pour se fixer sur les côtes », écrit Pierre-Olivier Combelles, spécialiste de la biogéographie nordique. Et depuis que ces anciens nomades ont changé de mode de vie et se font déposer en avion, à flotteurs ou à skis, sur leur territoire de chasse. « La végétation efface lentement année après année les sentiers de portage à travers la forêt et la toundra. Cet univers mystérieux était, est et restera toujours la face cachée du Labrador. »
Tant de marches, de portages, dans la chaleur ou dans le froid. Tant de rapides, de cascades et d’autres glissades étourdissantes en canot. Tant de ces fétus de paille, en écorce de bouleau ou en toile, emboutis dans les rochers tranchants comme des lames. Tant d’os rompus, de faim, de soif, d’engelures. De blessures, fatales en ces lieux.
Je pense aux frères Wellie et Edgar Collin, partis en canot de LonguePointe-de-Mingan en août 1936 pour leur lieu habituel de trappage, au nord de la grande rivière Romaine. Ils prendront 34 jours pour s’y rendre. « Hier, en bûchant du bois, je me suis coupé sur un pied, ça me fait pas trop mal, mais c’est ennuyant en démon », écrit Wellie à ses parents dans un petit calepin. Le calepin fut retrouvé au printemps suivant, près des deux corps pétrifiés par le froid.
Je pense à Susan Tooma, une Naskapie, qui raconte qu’en 1956, ses parents sont partis de Fort Chimo (aujourd’hui Kuujjuaq), dans l’Ungava, à pied — oui, à pied —, parcourant 600 kilomètres par monts et par vaux avec elle, âgée d’un an, portée, trimbalée. Ils allaient travailler à la mine qui avait démarré ses activités à Schefferville. « Je suis une femme faite forte, une femme du bois », clame-t-elle fièrement. Son frère de sept ans est mort en chemin. Ils ont tous failli y passer. C’est en grugeant la graisse d’un porc-épic que la petite Susan a survécu.
Tant d’ébahissement et de transport de joie aussi. « On se sent vivre ici », dit Sam, le pilote. Je pense au peintre naturaliste Audubon qui s’exclamait : « La majesté et la sublimité de la contrée du Labrador dépassent de loin tout ce que j’ai vu depuis que je l’ai quittée. »
J’ai les yeux vissés dans le hublot et sur le grand corps du Labrador. Je respire avec lui. Survient soudain une époustouflante poche d’air ! Une fraction de seconde, on se dit que ça y est, c’est fini. Pas si mal, finir ici et comme ça. Beaucoup mieux que branché de partout, avec pour horizon un soluté et un spaghetti passé au mixeur… Bon, je fanfaronne.
Je vois ces jeunes géologues sonder, ausculter, fouiller ce que la dernière glaciation a façonné, râpant, rabotant ce qui est aujourd’hui la péninsule labradorienne, jusqu’à forger la vallée laurentienne et son éboulis d’îles et d’îlots dans le golfe du Saint-Laurent. Ils partent de Schefferville tous les matins à 7 h 45 en hélicoptère et rentrent avec leurs échantillons à 17 h. Du 9 à 5, ou presque, mais dans l’infini du Labrador et marchant sur des millénaires de sédiments.
Dans le cambouis labradorien
Je vois, revois, reverrai toujours Mina Benson Hubbard, mon héroïne, enfoncée dans le cambouis du Labrador, une Canadienne, première femme non autochtone à avoir dévalé avec ses compagnons, comme des oiseaux fous, la rivière George et à en avoir cartographié le bassin hydrographique jusqu’à l’Ungava. C’était en juillet et août 1905.
Elle, jupe longue et couteau à la ceinture, est dévorée jusqu’au sang par les moustiques, gros comme des B-52 en ce pays. Eux, David Désilets et Samuel Lalande-Markon, sont revêtus d’une combinaison étanche à l’eau et aux mouches. Dans une expédition menée en 2018, ils ont franchi la distance Montréal-Kuujjuaq à vélo et en canot, « traversant 13 parallèles, trois bassins hydrographiques et quatre écosystèmes forestiers en deux mois », explique David. Ils en parlent encore émus, éblouis, transformés. « Ce voyage a amplifié mon existence », dit Samuel.
Mina, de son lointain, n’avait plus donné de nouvelles à qui que ce soit pendant des mois. David et Samuel, eux, parlent à leur blonde presque tous les jours avec leur téléphone satellite. Et accordent des entrevues radiophoniques en direct au coin des rivières Caniapiscau et Koksoak, comme s’ils étaient au coin des rues Saint-Denis et MontRoyal, ou Cartier et Grande Allée !
Mina mangeait du porc-épic dans sa gamelle en fer-blanc. Eux, des rations lyophilisées savamment planifiées. Revenu les traits émaciés, David reconnaît en riant qu’il a calculé les apports quotidiens en calories un peu trop juste.
Les moyens ont changé, certes. Et le territoire lui-même a changé au fil des dernières décennies, avec barrages, réservoirs de rétention d’eau, sites miniers, voies ferrées, pourvoiries. « Troué comme un fromage », écrit le chercheur Donald Bherer, de la revue Littoral.
Mais pour ces aventuriers qui osent aborder le Labrador à main nue, si j’ose dire, les portages continuent d’être exténuants ; les rapides, dangereux ; les secours, lointains ; le défi, impressionnant. La péninsule labradorienne demeure une terra incognita comme il en reste peu encore sur le globe. Le Labrador extatique existe encore et toujours, aimantant les coeurs hardis, même en songe, et continuant d’incarner une sorte de quête primitive d’absolu.
« Un cloître sans limites », écrit Pierre-Olivier Combelles. Pour âmes entichées d’eau douce et d’eau salée, de pierre et de solitude.
Retour vers le quai d’amarrage. L’hydravion se pose sur le lac miroir. Creusant la chair de mon Labrador.