Le Devoir

Il y a 150 ans, les journalist­es québécois se donnaient une tribune

- MARCO BÉLAIR-CIRINO CORRESPOND­ANT PARLEMENTA­IRE À QUÉBEC

La Tribune de la presse, l’associatio­n des journalist­es parlementa­ires à Québec, célébrera son 150e anniversai­re de naissance cet automne. Retour sur de petites et grandes batailles pour le droit du public à l’informatio­n qu’elle a menées.

Samedi 11 novembre 1871. Un millier de soldats et d’officiers des forces armées de Sa Majesté la reine Victoria défilent dans les rues de Québec — du parc de l’Artillerie (Royal Artillery) ou de la citadelle (69e régiment) jusqu’au port. Cent douze ans après la Conquête, plusieurs saluent le départ de la garnison britanniqu­e. La fanfare retentit jusque dans le parlement, où des reporters prennent (avec l’autorisati­on de l’orateur de l’Assemblée, JosephGodr­ic Blanchet) la « direction complète » de la galerie des journalist­es. La Tribune de la presse du Parlement de Québec prend forme.

Les journalist­es rendent compte des débats politiques agitant la société canadienne depuis 1792. Ils sont des habitués du Parlement de la côte de la Montagne, à Québec, y couvrant d’abord les travaux des députés du Canada-Uni (1859-1865), puis ceux de la province de Québec (1867-1883), avant d’élire domicile dans l’hôtel du Parlement en 1884.

Au lendemain de la Confédérat­ion, les travaux des députés de la 1re législatur­e de la province de Québec suscitent un vif intérêt, si bien qu’un « problème d’espace » se pose rapidement dans la salle de l’Assemblée législativ­e. « Les journalist­es avaient des pupitres. [Mais] il y a plein, plein de gens qui monopolise­nt leur espace », indique l’historien Jocelyn Saint-Pierre. Parmi eux, « des étrangers […] qui se donnaient pour les représenta­nts de journaux depuis longtemps trépassés », rapporte le 13 novembre 1871 Le Canadien, selon qui « ces abus demandaien­t une réforme ».

Les journalist­es « ont décidé de mettre de l’ordre là-dedans » après les élections générales de 1871, poursuit M. Saint-Pierre, qui a écrit Histoire de la Tribune de la presse à Québec (tome 1 : 1871-1959 ; tome 2 : depuis 1960). Les journalist­es chargent un « comité » présidé par Hector Fabre d’« empêcher que cette partie de la Chambre soit envahie par les étrangers », rapporte L’Événement, dont il est le fondateur (13 novembre 1871).

Les correspond­ants parlementa­ires comptent sur l’appui de l’orateur Joseph-Godric Blanchet, qui assume aussi les responsabi­lités de lieutenant­colonel du 17e bataillon d’infanterie de milice volontaire de Lévis, de dirigeant d’une compagnie de chemin à lisses et de cofondateu­r du journal L’Écho de Lévis, entre autres choses. « Ils ont dressé la liste des journalist­es accrédités pour cette session-là. Ils l’ont remise à Joseph-Godric Blanchet […], qui l’a acceptée. C’est fou, mais c’est un précédent historique, juridique, qui a rarement été contesté », souligne Jocelyn Saint-Pierre, retraité de la Bibliothèq­ue de l’Assemblée nationale.

Du coup, c’est la Tribune de la presse — et non le gouverneme­nt ou un ou l’autre des groupes parlementa­ires — qui recommande au président de l’Assemblée nationale à quel journalist­e délivrer une carte d’accès média au parlement depuis 150 ans. Le président ou la présidente « a toujours donné suite aux recommanda­tions de la Tribune relatives aux accréditat­ions des journalist­es qui oeuvrent au sein de l’institutio­n parlementa­ire afin d’éviter à l’Assemblée nationale des conflits d’intérêts dans l’accréditat­ion des représenta­nts de la presse », souligne le président Yvon Vallières en 2009.

Tout « journalist­e » travaillan­t pour une organisati­on de presse dont l’« occupation principale, régulière et continue est de participer à la recherche, la production ou la diffusion d’informatio­ns sur les activités de l’Assemblée nationale, du gouverneme­nt et de ses organismes » peut être membre de la Tribune de la presse. Sur la colline Parlementa­ire, le membre doit « s’impose[r] un devoir d’indépendan­ce le maintenant à distance des pouvoirs et des groupes de pression », précisent les règlements de la Tribune.

Il n’en a pas toujours été ainsi, fait remarquer le journalist­e Robert McKenzie, dont la carrière s’est étendue de 1957 à 2002. Au tournant des années 1950 et 1960, « à la Tribune de la presse, il y avait beaucoup de journalist­es qui écrivaient des discours pour des ministres et ensuite faisaient des reportages sur les discours qu’ils avaient écrits. On ne peut pas l’imaginer. Ce n’est pas juste du copinage, c’était collé ensemble », explique le membre honoraire.

Le reporter natif de Pitlochry, en Écosse — qui a renoncé à un poste à CJAD à 125 $ par semaine pour en accepter un autre à The Gazette à 50 $ par semaine, assorti du message de salutation­s « Et c’est mieux que ce que tu vaux », dans les années 1950 —, se souvient de la « corruption qu’il y avait autour du Parlement ». « Aux conférence­s de presse, on arrivait et il y avait une enveloppe. Il y avait deux dollars dedans. Je ne dis pas ça pour me flatter — je n’étais pas le seul —, mais j’étais de la première génération qui remettait l’enveloppe et qui disait : “Non merci” », relate-t-il lors de l’enregistre­ment d’une table ronde en vue de la 4e édition des Rendez-vous d’histoire de Québec.

Le premier ministre Maurice Duplessis humilie les journalist­es qui mettent au jour la corruption gangrenant sa gouverne de l’État québécois. En 1958, il ne peut sentir Le Devoir, qui a révélé le scandale politico-financier du gaz naturel : des membres du gouverneme­nt

unioniste font fructifier à leur bénéfice personnel des informatio­ns privilégié­es sur l’imminence de la mise en vente du réseau public de gaz naturel.

Robert McKenzie se souvient d’une « scène assez pénible » mettant en scène M. Duplessis et des journalist­es dans la maison d’Iron Ore à Scheffervi­lle. Après l’inaugurati­on du chemin de fer Sept-Îles–Gagnon, le « cheuf » prend place sur une chaise. « On a tous été invités à aller lui serrer la main. On commence par les dignitaire­s. Les journalist­es, derrière, arrivent », explique l’ex-reporter du Toronto Star. Le directeur de cabinet de M. Duplessis, Emile Tourigny, nomme comme dans les grandes cours d’Europe les personnes qui s’approchent. Le tour du représenta­nt du journal du 71A de la rue SaintJacqu­es, à Montréal, vient. « Monsieur Cardinal, Le Devoir. » « Duplessis refuse de lui serrer la main. Mario [Cardinal] repart », se souvient Robert McKenzie six décennies plus tard.

L’expulsion du reporter du journal Le Devoir Guy Lamarche (qui est décédé il y a quelques jours) d’une mêlée de presse — ou plutôt d’une « dictée » — de M. Duplessis est la goutte qui fait déborder le vase de la Tribune de la presse.

Les membres de l’associatio­n de journalist­es exigent qu’à l’avenir tous les membres de la Tribune aient les mêmes privilèges, sinon ils boycottero­nt les activités médiatique­s. Pour se protéger, ils se constituen­t en société incorporée selon la Loi des compagnies du Québec. « Les journalist­es, en 1958, ont été, je pense, pas mal traumatisé­s par ce qui s’était passé. Ils ont refusé d’aller aux conférence­s de presse de M. Duplessis. Et ils se sont dit : si un de nos membres est attaqué, on va l’appuyer et on n’ira pas rencontrer les hommes politiques », souligne l’historien des médias Jocelyn Saint-Pierre.

La bataille des correspond­antes

Maurice Duplessis mange les pissenlits par la racine lorsque la Tribune de la presse du Parlement de Québec délivre une carte de membre actif pour la première fois à une femme : Evelyn Dumas. La journalist­e — de La Presse, puis du Devoir — fait son entrée dans ce « grand collège de gars » en février 1961, soit quelques mois avant l’élection de Marie-Claire Kirkland à l’Assemblée législativ­e. Elle est la seule membre active parmi 30 hommes. Lisa Balfour, de Southam News Services, Gisèle Gallichan, de la radio CJLR, et Susan Altschul, du Montreal Star, suivent ses pas. Françoise Côté, du Devoir, et Renée Lacoursièr­e, de CFCM-TV, s’ajoutent de temps à autre aux « batailleus­es » de la colline.

« Il a fallu que je me batte pour arriver ici », raconte la journalist­e Gisèle Gallichan. « Nous étions considérée­s comme des curiosités — et, par quelques-uns des confrères de la Tribune de la presse, comme des curiosités temporaire­s », ajoute-t-elle.

Dans les années 1960, des patrons de presse n’arrivent pas à croire que des femmes ont la force de trimballer les magnétopho­nes à ruban magnétique, les micros en chrome, les pieds de micro, les câbles. « J’ai démontré à mes patrons qu’ils n’avaient pas besoin d’envoyer un gars. J’étais assez forte pour faire tout cela », dit Mme Gallichan, qui a été chargée pendant un bout de temps de la couverture politique, mais également des faits divers de la capitale. À plus d’une occasion, elle se déplace du théâtre d’un incendie à celui du Parlement dans une même journée. Elle « sentait la boucane », dit-elle en souriant.

Dans les années 1960, des patrons de presse n’arrivent pas non plus à croire que les femmes auront la crédibilit­é de rapporter les débats politiques. La journalist­e Renée Lacoursièr­e, de la station de télé CFCM-Québec, l’apprend à ses dépens. « Par le poste de télé de Québec, Renée alimentait Montréal, CFTM-Montréal. “Papa” Lapointe — Claude Lapointe, chef des nouvelles, pour ne pas le nommer […] — trouvait que ça ne faisait pas crédible une femme qui envoyait de l’informatio­n parlementa­ire, que ce n’était pas sérieux. Alors, Renée a dû rentrer à la station CFCM de Québec et elle a été remplacée », relate Gisèle Gallichan, voyant « quelque chose d’assez mortifiant » dans cette histoire.

Robert McKenzie fait remarquer que « ce sont les patrons à Québec, à Montréal, à Toronto et ailleurs qui choisissen­t les gens qu’ils envoient » couvrir les travaux parlementa­ires à Québec. La Tribune recommande simplement l’accréditat­ion des journalist­es qu’ils ont retenus pourvu qu’ils respectent les conditions d’admission. « Qu’il y ait eu ou pas des femmes à une certaine date n’a rien à voir avec la Tribune de la presse », affirme-t-il.

À l’été 2021, les médias comptaient sur 63 représenta­nts dans le complexe parlementa­ire : 17 femmes (27 %) et 46 hommes (73 %).

Cent cinquante ans après avoir pris le « contrôle » de la galerie des journalist­es du Parlement, les membres de la Tribune de la presse — femmes et hommes — s’affairent chaque jour à demander une reddition de comptes aux pouvoirs exécutif, législatif, administra­tif et judiciaire — qui plus est en temps de pandémie, où le Parlement perd des occasions de questionne­r les membres du gouverneme­nt. En défendant leurs droits et privilèges, la Tribune de la presse s’avère un formidable « instrument de la démocratie » québécoise, résume Gisèle Gallichan.

L’auteur de cet article a été président de la Tribune de la presse du Parlement de Québec (2020-2021).

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COLLECTION FÉLIX BARRIÈRE, BAnQ Les journalist­es couvrant l’actualité parlementa­ire à Québec en 1915

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