Le Devoir

En un combat douteux

La chute de Kaboul suscite rage et peine chez les vétérans canadiens tout de même fiers du travail humanitair­e accompli

- STÉPHANE BAILLARGEO­N LE DEVOIR

La guerre, c’est la meilleure manière de se faire mal, très, très mal, et de tout briser. Le Dr Marc Dauphin en sait quelque chose. En 2009, l’urgentolog­ue québécois, major réserviste de l’armée canadienne depuis ses études de médecine dans les années 1970, a accepté d’aller soigner les soldats de la guerre en Afghanista­n. Il a passé une année environ au centre hospitalie­r militaire américain de Landsthul, dans le sud de l’Allemagne, où il recevait les soldats blessés devant être stabilisés puis rapatriés en Amérique du Nord. Il a ensuite dirigé comme officier commandant l’hôpital militaire internatio­nal de Kandahar.

« J’ai été six mois à la tête de cet hôpital, explique le Dr Dauphin, alors intégré dans l’armée régulière au rang de capitaine. Ces six mois ont drainé l’énergie de deux ou trois ans. Imaginez de gros, gros quarts de travail à l’urgence qui s’enchaînent sans arrêt. Ça a été comme ça 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, pendant six mois. »

L’intensific­ation des combats pendant ce sinistre semestre a amplifié le besoin de soins « de manière exponentie­lle ». Le médecin-chef du Canada a affirmé qu’en juillet et août 2009, au plus fort de la guerre qui fait mal, très, très mal, l’hôpital de Kandahar était devenu le centre de trauma le plus sollicité de la planète.

Les blessures provenaien­t des armes très puissantes ou des bombes piégeant les convois. « J’avais beaucoup d’expérience comme urgentolog­ue. J’en avais vu, des traumatism­es. Mais une semaine après mon arrivée, j’écrivais à mon épouse que je n’avais jamais rien vu de semblable. Et pourtant, c’était une période tranquille par rapport à ce qui allait suivre ! »

Saigon, bis

Cette guerre justifiée par les attentats du 11 septembre 2001 contre les ÉtatsUnis s’achève maintenant dans un fiasco total, avec des images terribles d’Afghans et d’étrangers agglutinés aux avions de l’aéroport de Kaboul dans l’espoir d’en sortir. Les médias du monde entier ont tracé le parallèle avec l’humiliante chute désordonné­e de Saigon en 1975.

Cette fin tragique et chaotique ébranle particuliè­rement les vétérans de la mission de l’OTAN. La participat­ion canadienne consentie entre 2001 et 2014 a monopolisé 40 000 membres des forces armées nationales, fait 165 morts canadiens (158 soldats et 7 civils), plus de 2000 blessés et des milliers de post-traumatisé­s.

Les langues et les claviers se délient. Les groupes de discussion des anciens militaires sur les réseaux sociaux et les entrevues menées par les médias, ici comme ailleurs, se remplissen­t de commentair­es parfois très sévères à l’endroit des décisions politiques.

« Les hommes de ma génération ont été habitués à manifester leurs émotions via un seul conduit : la colère, dit franchemen­t le Dr Dauphin. J’ai donc réagi par la colère en voyant la chute de Kaboul. Ensuite, j’ai creusé un peu et j’ai admis que j’avais beaucoup de colère envers une personne : George W. Bush. »

Le docteur ne reproche pas au président l’engagement en Afghanista­n. Il juge que cette entrée en guerre était « légitime et juste du point de vue moral » puisque les talibans avaient abrité l’organisati­on al-Qaïda, responsabl­e des attaques du 11 Septembre. « Mais Bush avait promis de reconstrui­re le pays, ajoute-t-il. Après un an, le président a retiré ses troupes et engagé la guerre en Irak. Ce merdier a empêché de faire le travail nécessaire en Afghanista­n. »

Les Canadiens ont donc pris le relais avec des moyens limités à Kandahar, ancienne capitale talibane susceptibl­e de le redevenir. Le docteur ajoute qu’il éprouve « énormément de chagrin pour le peuple afghan », surtout pour les femmes et les jeunes filles. « Ce qu’elles vont vivre dans les prochains mois, les prochaines années, sera terrible, dit-il. Les Afghans, les Afghanes, vont perdre tous les droits que nous avons “permis” d’instaurer. Je mets “permis” entre guillemets. »

Détruire, construire

Le retour au pouvoir des talibans théocratiq­ues et ultraviole­nts montre indéniable­ment que la tentative de constructi­on d’une démocratie a échoué, là comme en Irak. Beaucoup de vétérans mettent tout de même l’accent sur les réussites de cette constructi­on plutôt que sur la destructio­n en cours. Cette perspectiv­e humanitair­e revient comme un leitmotiv dans les entrevues des anciens soldats et de leurs alliés.

Fred Gamache est du nombre. Travailleu­r en communicat­ions, il est cofondateu­r de la fondation Le Balancier – The Pandulum, qui travaille notamment à la prévention du suicide chez les militaires. Il anime aussi le balado Deux vets le soir, prolongeme­nt médiatique de la fondation. Il se présente comme O.C, soit « un osti de civil », c’est-à-dire un civil qui aurait dû être un militaire.

« Les vétérans éprouvent de la rage en voyant que leur travail en Afghanista­n s’effondre, dit-il. L’impression générale est que le gouverneme­nt n’a pas fait sa job. Les politicien­s ont encore misé sur leur réélection au lieu de faire la bonne job.»

Laquelle ? Mieux préparer le retrait des troupes ? « Non, dit M. Gamache. Ne pas faire de retrait. Quand on arrive quelque part et qu’on se retrouve dans un choc de civilisati­ons, si on se retire, nos valeurs se retirent en même temps. Un changement comme celui en marche s’opère sur des dizaines d’années. Pas en dix ans, pas en vingt ans. »

Il reproche d’ailleurs aux médias de présenter la chute de Kaboul comme un échec. « Ce n’est pas un échec, ditil. Il y a eu de grands changement­s. Des milliers, sinon des millions de personnes ont été sauvées. Aujourd’hui, les talibans font le tour des maisons, tuent des gens, violent des fillettes et des femmes. Ça, c’est à cause du retrait des Occidentau­x. »

L’idée que cette guerre n’a servi qu’à « tuer des gens et à briser des affaires », selon la définition classique des écoles militaires (« to kill people and break things »), fait aussi tiquer Maxime Gabauriau, caporal à la retraite qui a servi comme opérateur radio à Kandahar en 2006.

« Je le répète depuis 15 ans : la population canadienne se trompe sur notre rôle en Afghanista­n, dit M. Gabauriau, joint sur l’île de Vancouver où il s’est retiré depuis 2014. On n’était pas juste là pour tuer des gens. C’est pas ça pantoute. On était là pour aller construire un pays plus juste. On a amélioré les conditions de vie en général, surtout celle des enfants et des jeunes filles, en particulie­r, par exemple en construisa­nt et en reconstrui­sant des écoles. »

« Bullshit »

Un autre vétéran, Martin Forgues, s’insurge contre cette lecture d’une sorte de trahison de la mission civilisatr­ice.

« Moi, sur place, j’ai fini par constater que tout le beau discours disant qu’on allait aider les petites filles à aller à l’école, c’était de la grosse bullshit, dit-il. Oui, bien sûr, on a construit des écoles. Mais ce n’était pas l’objectif principal. Les grands objectifs politiques allaient bien au-delà de cette nécessité d’aider les gens concrèteme­nt. J’étais aux premières loges pour constater par exemple que les contrats de constructi­on donnés à des entreprene­urs locaux ont profité à d’anciens chefs de guerre qui avaient du sang sur les mains. »

Des rapports estiment que la moitié de l’aide à l’Afghanista­n a été détournée au profit des talibans.

La mission afghane de Martin Forgues s’est étendue de juillet 2007 à février 2008. Son groupe assurait la sécurité de gens importants », dit-il, en précisant que le plus jeune collègue dans sa section venait d’avoir 19 ans. « La plupart de ceux qui ont servi là, ce sont des millénaria­ux. On l’oublie souvent. La dernière génération canadienne à avoir servi en conflit date de la Deuxième Guerre mondiale et de la guerre de Corée. »

M. Forgues avait servi en Bosnie auparavant, en 2002, comme caporalche­f d’infanterie. Il a quitté l’armée. Il est maintenant journalist­e, documentar­iste, essayiste. Il a développé sa large perspectiv­e critique dans L’afghanicid­e. Cette guerre qu’on ne voulait pas gagner (VLB, 2014).

« J’ai à peu de chose près prédit ce qui se passe maintenant. Ça fait longtemps que j’ai fait mon deuil de croire qu’on allait sauver l’Afghanista­n. […] En plus, les talibans représente­nt l’aboutissem­ent d’une réaction en chaîne commencée à la fin des années 1970. Il y a une hypocrisie là-dedans qui me met assez hors de moi. »

Martin Forgues est co-porte-parole de la campagne pacifiste du coquelicot blanc depuis trois ans. « Beaucoup de vétérans sont antiguerre, dit-il. Aura-t-on pour autant une prise de conscience du caractère extrêmemen­t sale de cette guerre en particulie­r et de la guerre en général ? »

SPT

L’ex-caporal continue les traitement­s pour contrôler son stress post-traumatiqu­e. Le Dr Marc Dauphin souffre du même mal, qu’il ne s’est pas autodiagno­stiqué.

« Un médecin qui se soigne soimême a un imbécile pour patient et un con comme soignant, résume-t-il en toussant un peu, autre séquelle de l’année passée à respirer le sable afghan. J’ai souffert, et j’ai mis du temps à l’accepter. On m’a accolé le diagnostic de syndrome post-traumatiqu­e. Je l’ai refusé pendant très longtemps. J’estimais ne pas avoir été blessé. Mais je l’étais à cause de trop d’adrénaline et trop de cortisone générées pendant trop longtemps. »

Il n’a pas été capable de pratiquer la médecine à son retour au pays. On lui a confié des tâches administra­tives en santé.

Il s’est mis à l’écriture lui aussi pour témoigner et pour sa propre psychanaly­se, on l’imagine. Il a raconté son expérience afghane dans Médecin de guerre (Éditions de l’Homme, 2014). Il a aussi publié avec sa femme germanopho­ne, Christine Gauthier, Plus jamais la guerre, trois volumes racontant l’aventure d’une famille allemande pendant le second conflit mondial. La guerre fait mal, très, très mal, partout depuis très longtemps…

 ??  ??
 ?? MURRAY BREWSTER LA PRESSE CANADIENNE ?? Des soldats canadiens descendent de l’arrière d’un hélicoptèr­e CH-47D Chinook dans le cadre d’un balayage de villages au sud-ouest de la ville de Kandahar, le 26 mars 2010, à Khenjakak, en Afghanista­n. Une force de 1000 soldats a mené une opération de six jours pour découvrir que des villageois avaient déjà expulsé les talibans de la région.
MURRAY BREWSTER LA PRESSE CANADIENNE Des soldats canadiens descendent de l’arrière d’un hélicoptèr­e CH-47D Chinook dans le cadre d’un balayage de villages au sud-ouest de la ville de Kandahar, le 26 mars 2010, à Khenjakak, en Afghanista­n. Une force de 1000 soldats a mené une opération de six jours pour découvrir que des villageois avaient déjà expulsé les talibans de la région.

Newspapers in French

Newspapers from Canada