Le mirage du taliban 2.0
Les réseaux sociaux occidentaux utilisés pour répandre la même idéologie de terreur, de violence et de vengeance
Le taliban s’est adapté à la technologie et aux réseaux sociaux. Mais, fondamentalement, il n’a pas évolué. C’est ainsi que Myriam Benraad, professeure en relations internationales à l’Université internationale Schiller, résume la situation au Devoir. La spécialiste des insurrections djihadistes (et du terrorisme au sens plus large) s’intéresse aussi à la violence dans les relations internationales et à la propagande en ligne de ces idéologies. Propos recueillis par Stéphane Baillargeon.
Y a-t-il rupture ou continuité chez les talibans ? Ceux qui prennent Kaboul en ce moment sont-ils grosso modo les mêmes que ceux qui l’ont perdue il y a 20 ans ?
Le taliban 2.0 existe. Il diffuse sa propagande sur le Web. Il utilise les réseaux sociaux pour diffuser ses faits d’armes. Sur cet aspect, le mouvement taliban actuel est très semblable aux autres mouvements terroristes qui ont massivement investi Internet. Maintenant, tout cela n’est qu’un moyen plus moderne de communiquer, d’échanger, de recruter. C’est même assez effrayant de constater que ces groupes tiennent littéralement certains réseaux sociaux. Ils y jouissent d’une liberté d’expression finalement plus grande que beaucoup d’Occidentaux qui se retrouvent harcelés et traqués par eux. On voit bien que la technologie a un aspect Frankenstein en devenant un instrument de premier choix des ennemis de l’Occident, qui a créé ces plateformes. Pour le reste, fondamentalement, idéologiquement, les talibans n’ont pas beaucoup évolué. En dehors, bien sûr, des déclarations récentes destinées essentiellement au public étranger — j’irais jusqu’à dire occidental. Il ne faut se faire aucune illusion sur leur projet idéologique, en tout cas pour la société afghane, qui reste le même depuis les années 1990.
Quel est ce projet taliban ?
C’est une idéologie antisystème avec une volonté de rétablir les musulmans dans ce qu’ils sont censés être. Tout ça est réécrit et inventé ; ils revisitent l’histoire à leur manière. Ce djihadisme repose sur une volonté vengeresse, une moralisation de la violence et l’idée de répandre une terreur jugée juste. Il y a cette idée de vengeance pour restaurer par exemple l’honneur musulman face aux affronts occidentaux. Ce n’est pas exclusivement le narratif des talibans ; il est partagé par al-Qaïda ou le groupe État islamique et d’autres mouvements de ce type.
Comment ce projet est-il mis en branle ?
Les talibans ont une méthode. Elle passe par l’imposition de la charia — enfin, de ce qu’eux entendent de la charia, des prescriptions de l’islam. La méthode passe aussi par le contrôle politique pour se défaire des influences extérieures non musulmanes. L’Afghanistan a déjà servi de base de propulsion au djihad mondial, mais on ne peut pas dire pour l’instant que les talibans d’Afghanistan sont dans une logique de guerre globale. Il ne faut pas se faire d’illusions non plus. Les talibans vont vouloir jouer un rôle de trouble-fête dans le monde. Ils vont chercher à nuire à quiconque tente de freiner leur progression — j’irais jusqu’à dire leur domination.
Dans vos livres L’État islamique pris aux mots (Armand Colin, 2017) et Jihad : des origines religieuses à l’idéologie (Le Cavalier bleu, 2018), vous parlez aussi du radicalisme taliban comme d’une « crise radicale de la modernité ». Qu’entendez-vous par là ?
J’entends par là que les perceptions du monde se sont polarisées. On vit un retour des identités et un repli généralisé vers des radicalités multiples. Le djihadisme en est une, et elle a réussi à se vendre plus que d’autres idéologies. L’hypermodernité apparue dans les années 1990 avec Internet, on l’annonçait plutôt sous la bannière du multiculturalisme, de l’ouverture à l’autre, d’une plus grande intégration harmonieuse entre les peuples, etc. On observe exactement l’inverse. Le djihadisme est un symptôme de cette transformation, comme la perte de contrôle des géants du Web qui diffusent les mensonges, les manipulations abjectes, la propagande haineuse et le reste. Là encore, on voit une hypermodernité qui utilise ses instruments contre elle-même.
Comment entrevoyez-vous les rapports du nouvel Émirat islamique d’Afghanistan avec le reste du monde, et l’Occident en particulier ?
Pour le moment, on a des réactions indignées, effarées, de la communauté internationale. Les Américains confirment leur retrait et les Européens n’ont pas les moyens de réengager une guerre en Afghanistan. L’Afghanistan peut redevenir un sanctuaire potentiel de la nouvelle génération de combattants djihadistes. Il faudra donc suivre comment les Occidentaux vont coordonner leur réponse, si réponse il y a. Cela dit, l’Afghanistan n’est plus la seule base du terrorisme mondial, même si ce pays conserve une forte dimension symbolique. Après tout, c’est de là que tout est parti. Les bases se sont multipliées en Afrique et en Asie. Le djihadisme jouit d’une base en Europe même, avec tous ces profils radicalisés qui passent régulièrement à l’action en commettant des attentats meurtriers.
Que reste-t-il alors pour faire face à cette menace hors norme ?
J’observe moins l’échec des interventions militaires en elles-mêmes que l’échec de l’après. L’histoire montre que ces interventions peuvent réussir. Là, on n’a sans doute pas travaillé avec les bonnes personnes, les bonnes élites, et on a oeuvré sans plan de transition clair. La corruption a rongé le pays. Ça vaut aussi pour l’Irak. On ne peut pas tenter de définir une stratégie de réforme lorsqu’on est déjà enlisé militairement, qu’on a déjà créé une situation hors contrôle. Devant cette situation, le message de vengeance contre l’humiliation lancé par les talibans et les djihadistes devient extrêmement attrayant, surtout auprès d’une population livrée à elle-même et d’une jeunesse qui a perdu tout repère.
C’est une idéologie antisystème avec une volonté de rétablir les musulmans dans ce qu’ils sont censés être. Tout ça est réécrit et inventé ; ils revisitent l’histoire à leur manière. Ce djihadisme repose sur une volonté vengeresse, une moralisation de la violence et l’idée de répandre une terreur jugée juste.