Le Devoir

Hanté par l’avortement

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Avant même que la campagne électorale fédérale ne débute, les stratèges du Parti libéral du Canada et du Nouveau Parti démocratiq­ue parlaient des risques que posait un fait important : Erin O’Toole, pourtant chef du Parti conservate­ur depuis près d’un an, semble encore être un pur inconnu aux yeux des Canadiens. Les groupes de discussion formés par les partis pour sonder l’opinion publique rapportaie­nt alors qu’ils ne récoltaien­t pas de perception positive ou négative à l’égard de M. O’Toole. Si le chef conservate­ur réussit à bien se positionne­r et à gagner la sympathie des citoyens, les résultats électoraux pourraient bien prendre une forme très différente de celle envisagée par les libéraux, me disait-on alors.

Ce n’est donc pas surprenant que cette première semaine de campagne soit marquée par les efforts soutenus du Parti conservate­ur pour définir son chef dans l’esprit des électeurs et éviter qu’une image peu flatteuse d’Erin O’Toole soit imposée par ses adversaire­s.

Toutefois, dès le premier jour de la campagne, dimanche dernier, tout est parti du mauvais pied. Sitôt la tenue des 44es élections fédérales canadienne­s annoncée, le chef libéral Justin Trudeau a cru bon de nous rappeler que son adversaire conservate­ur n’était pas favorable à la vaccinatio­n obligatoir­e. Si Erin O’Toole n’est pas prêt à obliger ses propres candidats ou les passagers des avions ou des trains à être dûment vaccinés, comment pourrait-il être l’homme de la situation ? a laissé entendre M. Trudeau.

Les derniers sondages indiquent qu’une grande majorité des Canadiens sont pour la vaccinatio­n obligatoir­e. Or, certains courants de pensée s’y opposent avec force, notamment du côté des libertarie­ns et des chrétiens fondamenta­listes. La manière de répondre de M. O’Toole donne à croire qu’il s’agit d’un enjeu assez important pour sa base partisane. Ce soir-là, en effet, le chef n’a pas voulu répondre aux questions des journalist­es au sujet de ses propres candidats. Plusieurs militants conservate­urs plus progressis­tes n’en croyaient pas leurs yeux : « Pourquoi se laisser piéger ? »

Le jour suivant, lors du dévoilemen­t de la plateforme de son parti, M. O’Toole a changé de posture stratégiqu­e, privilégia­nt l’attaque au repli défensif. Il a choisi de se présenter comme un chef conservate­ur différent de ses prédécesse­urs. Il veut dépenser beaucoup. Il suggère d’annuler les coupes budgétaire­s en santé effectuées par le premier ministre Stephen Harper. Il propose d’aider les restaurant­s en payant la moitié de la facture des clients qui les fréquenten­t du lundi au mercredi. Le message est clair : pas de place pour l’austérité ici.

De passage à Québec cette semaine, M. O’Toole a affirmé qu’il croyait aux changement­s climatique­s (même si la majorité des délégués au dernier congrès de son parti se sont montrés en désaccord avec lui). Et, sachant que l’avortement avait été un enjeu clé au Québec lors de la campagne de 2019, M. O’Toole a choisi de prendre les devants et de crever cet abcès dès le départ. « J’ai toujours été pro-choix. Si vous faites confiance au Parti conservate­ur, vous allez élire un gouverneme­nt qui va respecter les droits [de la personne], [y compris] le droit des femmes de choisir pour elles-mêmes, point final », a-t-il affirmé.

Les libéraux n’ont pas perdu de temps pour pointer la faille : dans leur plateforme, les conservate­urs s’engagent à protéger le droit de conscience des profession­nels de la santé. C’est une promesse qu’ils ont aussi faite lors de débats portant sur la Loi sur l’aide médicale à mourir. Toutefois, les rouges laissent entendre que les conservate­urs limiteront l’accès à l’avortement.

Questionné par les journalist­es, M. O’Toole a choisi jeudi de mettre l’accent sur la « liberté de conscience » des soignants dans le cadre du débat sur l’aide médicale à mourir. Sous pression, il a fait volte-face vendredi, affirmant que ces médecins et infirmière­s seraient obligés d’envoyer à leurs collègues des patients qui feraient une demande d’aide médicale à mourir ou d’avortement.

La véritable question demeure — et elle peut continuer à hanter M. O’Toole malgré son revirement de vendredi : peut-il, oui ou non, garantir qu’un éventuel gouverneme­nt conservate­ur ne rouvrira pas le débat sur l’avortement ?

Ce printemps, plus des deux tiers des députés conservate­urs (81 des 119 élus du parti), y compris la cheffe adjointe de M. O’Toole et 30 membres de son cabinet fantôme, ont voté pour le projet de loi C-233 de leur collègue Cathay Wagantall, alors même que leur chef s’était opposé à la motion en son nom personnel.

La députée de Yorkton-Melville, en Saskatchew­an, proposait de modifier le Code criminel pour rendre illégal un avortement « fondé uniquement sur le sexe génétique de l’enfant ». Un médecin reconnu coupable d’un avortement sexo-sélectif aurait pu faire face à une peine de prison maximale de cinq ans. Certains députés conservate­urs ont avancé, durant les discussion­s confidenti­elles du caucus, que cette loi serait impossible à appliquer et qu’elle aurait simplement pour résultat de limiter l’accès à l’avortement au pays.

La députée Wagantall fait partie d’un groupe grandissan­t de militants pro-vie au sein de la députation conservatr­ice : depuis plusieurs années, les groupes comme Campaign Life Coalition et RightNow s’activent à faire élire des candidats opposés à l’avortement lors des assemblées d’investitur­e du parti. M. O’Toole avait d’ailleurs ouvertemen­t sollicité leur appui lors de la dernière course au leadership du Parti conservate­ur afin de battre Peter MacKay.

Tant que le chef conservate­ur promettra à ses militants des votes libres sur la question de l’avortement, une chose est certaine : elle reviendra le hanter.

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