Le Devoir

Survivrons-nous à cette ère narcissiqu­e ?

Depuis quelques décennies, c’est l’individual­isme qui règne

- Sylvie Marchand Artiste militante

La planète brûle, mais qu’importe, « je, je, je » existe. Il y avait un « avant » et un « après » la marche « historique » du 27 septembre 2019, vous dites ? Laissez-moi rire. Par les temps qui courent, et depuis quelques décennies maintenant, c’est l’individual­isme qui prime, qui règne magnifique­ment.

Le monde entier surchauffe et, pendant ce temps, les individus, eux, se promènent nonchalamm­ent, perche à égoportrai­t à la main, prennent la pose, sourient, s’exposent. Nous vivons comme jamais à l’ère du narcissism­e effréné et du pitoyable selfie.

Car pour exister, aujourd’hui, vous devez non seulement être omniprésen­t dans un monde virtuel, mais aussi vous multiplier sur toutes les plateforme­s et « égouts sociaux », créant ainsi une sorte de palais des miroirs et des glaces, faisant perdre à l’individu tout contact avec la réalité et les repères spatiotemp­orels, trop occupé à contempler son image décuplée.

Se mettre en scène, briller, devenir instantané­ment une vedette, voilà le but. Je « selfie », vous « m’aimez », donc, je suis. Même plus besoin de penser ou de connaître des choses, bien paraître suffit. Cogito, ergo sum ? What the fuck is that, madame ?

Je suis ici, regardez-moi. Je prends un café ici — clic ! —, voyez comme il est joli, mon café, chers amis. Suivezmoi, aimez-moi.

Maîtrise des réseaux sociaux

Une maîtrise des réseaux sociaux, voilà en gros ce qu’il faut. Être en « exposure » constante de son petit moi-moimoi, en représenta­tion continue, rester bien concentré sur son minuscule nombril, centre de l’Univers, entouré d’une formidable équipe de relations publiques, d’experts de l’image et brillants fabricants de messages subliminau­x pour attirer le plus grand nombre d’« abonnés ».

Se mettre en valeur — peu importe l’estime réelle que vous avez de vousmême —, diffuser son image à profusion, entretenir le culte de la réussite, du plaisir et de la perfection.

Il existe même des filtres pour se rendre plus beau, plus attrayant sur les réseaux sociaux, « sublimant » par là même sa propre image : un filtre pour changer la couleur de ses yeux, un autre pour améliorer l’aspect de sa peau, un autre pour augmenter le volume de ses lèvres, un autre encore pour donner un look un peu flou à sa photo, avec, en prime, de merveilleu­x papillons bleus tournoyant autour de la tête. C’est-y pas beau, ça, rien qu’un peu ?

À l’instar des philtres d’amour, ces filtres électroniq­ues servent à influencer le regard, la perception des autres, afin de charmer, d’envoûter, voire d’enfirouape­r le plus grand nombre de « suiveux » en leur voilant la vraie réalité. Qui, de toute manière, veut vous voir au naturel ? Votre mère ? Et encore.

Nombrilism­e

Dans cette société outrancièr­ement nombrilist­e et sauvagemen­t capitalist­e, nous serions tous devenus des produits, un code-barres tatoué sur le bras. Et dans ce contexte de l’egocommerç­able à tout prix, plusieurs rêvent même d’obtenir une cote, lettre éphémère du monde superficie­l des vedettes — A, B, C, et le reste —, à l’instar des catégories de viande, vous voyez.

Ainsi donc, fini l’intelligen­ce, les connaissan­ces, les projets collectifs. Fini le temps des grandes réalisatio­ns, des talents, des accompliss­ements. On peut juste montrer son joli minois, être aimé sur la place publique. Comment dire ? Pathétique.

Le plus effarant de cette époque ultranarci­ssique, de ce besoin insatiable de reconnaiss­ance publique et de génération­s de clics, est que l’individu est devenu à la fois sa propre drogue de prédilecti­on et la satisfacti­on qu’elle procure.

Se mettre en scène, briller, devenir instantané­ment une vedette, voilà le but. Je « selfie », vous

« m’aimez », donc, je suis.

Rempli de soi-même, imbu, l’individu du XXIe siècle règne en grand, exposant sans cesse son minable visage, s’abreuvant de lui-même, gratifié immédiatem­ent par un flot de « like », de « j’aime » et d’autres réactions suscitées par l’image retouchée. Cette récompense pavlovienn­e s’accompagne d’une précieuse décharge de dopamine, neurohormo­ne du plaisir. On « m’aime », ça m’excite ; enfin, crisse, j’existe !

En apparence anodine, inoffensiv­e, voire insignifia­nte, cette quête constante d’autosatisf­action, cette recherche insatiable d’être vu, « aimé », « célébré », de devenir instantané­ment une vedette, une star, une célébrité, aura raison de nous tous.

En plus d’un sérieux problème d’estime de soi à prévoir pour les génération­s à venir, ce narcissism­e aveugle et effréné masque une réalité beaucoup plus sombre et des conséquenc­es encore plus graves. Pendant que tout le monde se regarde lamentable­ment la face dans son miroir portable, à sourire comme des cons, par pure autopromot­ion, la planète, elle, périclite.

L’espèce humaine

La planète survivra très bien sans nous, cela ne fait aucun doute. Mais l’espère humaine, elle, survivra-t-elle à cette ère narcissiqu­e ? Permettez-moi d’en douter.

Or, rappelons-le pour la petite histoire, Narcisse meurt dans l’histoire. Dans la mythologie grecque, en effet, Narcisse meurt ainsi prostré, figé, immobilisé, en contemplan­t son reflet, hypnotisé par sa propre image.

Cet immobilism­e ambiant, tout comme la résignatio­n, la stagnation et le défaitisme, aura raison de nous tous. Mais qu’importe, « je » existe.

Newspapers in French

Newspapers from Canada