Survivrons-nous à cette ère narcissique ?
Depuis quelques décennies, c’est l’individualisme qui règne
La planète brûle, mais qu’importe, « je, je, je » existe. Il y avait un « avant » et un « après » la marche « historique » du 27 septembre 2019, vous dites ? Laissez-moi rire. Par les temps qui courent, et depuis quelques décennies maintenant, c’est l’individualisme qui prime, qui règne magnifiquement.
Le monde entier surchauffe et, pendant ce temps, les individus, eux, se promènent nonchalamment, perche à égoportrait à la main, prennent la pose, sourient, s’exposent. Nous vivons comme jamais à l’ère du narcissisme effréné et du pitoyable selfie.
Car pour exister, aujourd’hui, vous devez non seulement être omniprésent dans un monde virtuel, mais aussi vous multiplier sur toutes les plateformes et « égouts sociaux », créant ainsi une sorte de palais des miroirs et des glaces, faisant perdre à l’individu tout contact avec la réalité et les repères spatiotemporels, trop occupé à contempler son image décuplée.
Se mettre en scène, briller, devenir instantanément une vedette, voilà le but. Je « selfie », vous « m’aimez », donc, je suis. Même plus besoin de penser ou de connaître des choses, bien paraître suffit. Cogito, ergo sum ? What the fuck is that, madame ?
Je suis ici, regardez-moi. Je prends un café ici — clic ! —, voyez comme il est joli, mon café, chers amis. Suivezmoi, aimez-moi.
Maîtrise des réseaux sociaux
Une maîtrise des réseaux sociaux, voilà en gros ce qu’il faut. Être en « exposure » constante de son petit moi-moimoi, en représentation continue, rester bien concentré sur son minuscule nombril, centre de l’Univers, entouré d’une formidable équipe de relations publiques, d’experts de l’image et brillants fabricants de messages subliminaux pour attirer le plus grand nombre d’« abonnés ».
Se mettre en valeur — peu importe l’estime réelle que vous avez de vousmême —, diffuser son image à profusion, entretenir le culte de la réussite, du plaisir et de la perfection.
Il existe même des filtres pour se rendre plus beau, plus attrayant sur les réseaux sociaux, « sublimant » par là même sa propre image : un filtre pour changer la couleur de ses yeux, un autre pour améliorer l’aspect de sa peau, un autre pour augmenter le volume de ses lèvres, un autre encore pour donner un look un peu flou à sa photo, avec, en prime, de merveilleux papillons bleus tournoyant autour de la tête. C’est-y pas beau, ça, rien qu’un peu ?
À l’instar des philtres d’amour, ces filtres électroniques servent à influencer le regard, la perception des autres, afin de charmer, d’envoûter, voire d’enfirouaper le plus grand nombre de « suiveux » en leur voilant la vraie réalité. Qui, de toute manière, veut vous voir au naturel ? Votre mère ? Et encore.
Nombrilisme
Dans cette société outrancièrement nombriliste et sauvagement capitaliste, nous serions tous devenus des produits, un code-barres tatoué sur le bras. Et dans ce contexte de l’egocommerçable à tout prix, plusieurs rêvent même d’obtenir une cote, lettre éphémère du monde superficiel des vedettes — A, B, C, et le reste —, à l’instar des catégories de viande, vous voyez.
Ainsi donc, fini l’intelligence, les connaissances, les projets collectifs. Fini le temps des grandes réalisations, des talents, des accomplissements. On peut juste montrer son joli minois, être aimé sur la place publique. Comment dire ? Pathétique.
Le plus effarant de cette époque ultranarcissique, de ce besoin insatiable de reconnaissance publique et de générations de clics, est que l’individu est devenu à la fois sa propre drogue de prédilection et la satisfaction qu’elle procure.
Se mettre en scène, briller, devenir instantanément une vedette, voilà le but. Je « selfie », vous
« m’aimez », donc, je suis.
Rempli de soi-même, imbu, l’individu du XXIe siècle règne en grand, exposant sans cesse son minable visage, s’abreuvant de lui-même, gratifié immédiatement par un flot de « like », de « j’aime » et d’autres réactions suscitées par l’image retouchée. Cette récompense pavlovienne s’accompagne d’une précieuse décharge de dopamine, neurohormone du plaisir. On « m’aime », ça m’excite ; enfin, crisse, j’existe !
En apparence anodine, inoffensive, voire insignifiante, cette quête constante d’autosatisfaction, cette recherche insatiable d’être vu, « aimé », « célébré », de devenir instantanément une vedette, une star, une célébrité, aura raison de nous tous.
En plus d’un sérieux problème d’estime de soi à prévoir pour les générations à venir, ce narcissisme aveugle et effréné masque une réalité beaucoup plus sombre et des conséquences encore plus graves. Pendant que tout le monde se regarde lamentablement la face dans son miroir portable, à sourire comme des cons, par pure autopromotion, la planète, elle, périclite.
L’espèce humaine
La planète survivra très bien sans nous, cela ne fait aucun doute. Mais l’espère humaine, elle, survivra-t-elle à cette ère narcissique ? Permettez-moi d’en douter.
Or, rappelons-le pour la petite histoire, Narcisse meurt dans l’histoire. Dans la mythologie grecque, en effet, Narcisse meurt ainsi prostré, figé, immobilisé, en contemplant son reflet, hypnotisé par sa propre image.
Cet immobilisme ambiant, tout comme la résignation, la stagnation et le défaitisme, aura raison de nous tous. Mais qu’importe, « je » existe.