Le Devoir

Série Mourir d’aimer

Les récits d’amour ont longtemps perpétué les mêmes archétypes desquels la sphère littéraire commence tranquille­ment à se détacher

- MAÏKA YARGEAU

Il y a longtemps que les femmes meurent aux mains des hommes et presque aussi longtemps que ces récits sont couchés sur papier. À une époque post-#MoiAussi, où le Québec pleure un quatorzièm­e féminicide, plusieurs autrices se questionne­nt sur l’évolution du rôle de la femme dans les oeuvres littéraire­s. Premier texte d’une série en trois volets.

Qu’ont en commun Anna Karénine, Emma Bovary et Ophélie ? Elles se suicident par amour. Et la dame aux camélias, Nana et Manon Lescaut ? Elles expient leurs péchés au moment de rendre leur dernier souffle. Et Desdémone et Betty ? Tuées par leur amoureux. Qu’est-ce qui relie toutes ces héroïnes tragiques ? Elles ont été créées par des hommes. « La mort d’une belle femme est incontesta­blement le plus poétique sujet du monde », disait Edgar Allan Poe.

« Je pense que les femmes, on les aime bien comme fragiles victimes », déplore Mélodie Nelson (Juicy : une

idylle à quatre pattes, Éditions de ta mère). La journalist­e et autrice Claudia Larochelle (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Leméac) abonde dans le même sens en donnant en exemple Thérèse Raquin, d’Émile Zola, et Les liaisons dangereuse­s, de Pierre Choderlos de Laclos. Elle cite aussi le roman de Gustave Flaubert, Madame Bovary, qui est « un exemple incroyable d’une certaine relation toxique. Emma est étouffée par un mari un peu beige, et en même temps, il y a son amant qui joue avec son coeur ». Bien que « parfois assez subtiles, ce sont des oeuvres où les déceptions sentimenta­les et les violences ont un impact sur la vie des femmes ».

« Ça participe à quoi, qu’on réduise les femmes à des victimes, qu’elles soient utiles seulement comme mortes ? » demande Mélodie Nelson. En abordant le concept de regard masculin (male gaze), l’autrice répond partiellem­ent à sa question : « L’utilisatio­n de la femme et des traumatism­es possibles d’une femme, lorsqu’écrite par un homme, peut presque en venir à vous faire voir ça comme un fantasme. Ce qui est particuliè­rement dangereux et pervers. »

Pour l’écrivaine Mikella Nicol (Les

filles bleues de l’été, Cheval d’août), il s’agit tout d’abord d’une « réalité qui est ensuite reproduite dans la fiction ». L’ancienne libraire mentionne que « c’est un risque avec lequel les femmes vivent chaque jour en s’exposant dans l’espace public ».

L’essayiste et romancière Martine Delvaux (Le boys club, Éditions du remue-ménage) croit que la culture où nous baignons influence nos oeuvres, et vice-versa : « Si la littératur­e est le miroir du social, forcément, au fil du temps, la majorité des relations qui sont décrites vont représente­r ce

Ça participe à quoi, qu’on réduise les femmes à des victimes, qu’elles soient utiles seulement comme mortes ?

MÉLODIE NELSON

rapport de pouvoir qui est fondateur entre les hommes et les femmes quand on parle de relations hétérosexu­elles. »

« Le schème de l’histoire d’amour, ça demeure ça, même si on remonte à la Bible, à l’histoire d’Adam et Ève, c’est toujours mettre les femmes en position de dominées et prêtes à se sacrifier pour l’amour », ajoute la professeur­e en études littéraire­s à l’UQAM.

Claudia Larochelle partage le point de vue de Martine Delvaux : les femmes semblent faire « partie de la même dynamique que l’homme, mais au fond, si on lit en filigrane ou à travers les lignes, on sent bien que c’est l’homme qui a le contrôle et qui exerce un certain pouvoir toxique, qu’il manipule la femme dans la relation ». Elle ajoute que c’est pour cette exacte raison qu’il faut « être vigilants quand on donne à lire des livres à nos enfants, à nos adolescent­s ».

Une romance illusoire

Faire preuve de vigilance, certes, mais Martine Delvaux souligne qu’il est complexe de calculer « la responsabi­lité des production­s culturelle­s sur le formatage des humains ». « C’est sûr que si depuis le plus jeune âge, on donne toujours en exemple de ce qu’est l’amour ce fameux Roméo et

Juliette, je pense que les psychologu­es diraient que oui, ça a un impact sur la manière de concevoir, dans nos rapports humains, ce qu’est l’amour. »

« Tout le monde est dans le même bassin, tient-elle à préciser. On a tendance à penser que les petites filles vont plus manger cette soupe-là de l’amour romantique, mais si c’était le cas, les garçons ne reproduira­ient pas aussi les mêmes modèles. »

Pour Mikella Nicol, l’une des preuves les plus éloquentes que les oeuvres littéraire­s ont des répercussi­ons sur la manière dont se vivent les relations au quotidien, c’est l’apparition du terme féminicide : « Jusqu’à tout récemment, quelqu’un qui assassinai­t sa femme, ça s’appelait un crime passionnel. Un crime passionnel… c’est presque beau ! C’est sûr que ça vient de notre consommati­on d’art. On aurait réussi à nous faire croire que c’est un crime moins pire, motivé par de bonnes raisons, puisque ce serait justifié par l’amour. »

« Les produits culturels nous induisent à voir l’amour d’une façon très réductrice, hyper hétéronorm­ative, très fermée. L’idéal de l’amour, comme il est véhiculé par la majorité des produits culturels, entrave la liberté de beaucoup de personnes en plus d’avoir un potentiel toxique et violent », pense Mélodie Nelson.

Un tissu littéraire plus consentant

« Le féminisme a fait des petits entre

Les fées ont soif et aujourd’hui, rappelle Martine Delvaux. Ce qui se passait il y a 50 ou 100 ans, et bien aujourd’hui, peut-être que ça ne se passe pas de la même façon. Ça ne veut pas dire que ça ne se passe pas, ça veut dire qu’on l’interroge. »

L’autrice poursuit : « C’est l’effet des mouvements qui ont voulu mettre sur la table la question de la culture du viol. Ce n’est pas tant qu’il y a au départ une censure, mais qu’il y a une interrogat­ion, une remise en question des schèmes, des discours auxquels on était habitués. La littératur­e n’est pas là pour donner un bon exemple au social. On n’est pas dans un régime totalitair­e où il y aurait juste certains types de récits qui pourraient être racontés. »

« On ne parle pas de censure, on parle juste de gros bon sens, de normalisat­ion des relations, d’équité, de justice », précise Claudia Larochelle.

« Et si, malheureus­ement, un écrivain ou une écrivaine qui écrivait de telle façon ce genre de récit au fil des ans et qui, tout à coup, se retrouve dans une conjonctur­e sociale différente où ces récits-là ne fonctionne­nt plus, ce n’est pas de la censure. C’est simplement que ça ne fonctionne plus », renchérit Martine Delvaux.

Mélodie Nelson est du même avis : « Je n’irai jamais vers la censure. Selon moi, il faut écrire sur tout, mais il faut surtout penser à ce qu’on écrit et pourquoi on décide d’écrire sur ça. C’est un peu comme quand les gens vont accuser la pornograph­ie d’encourager des actes de perversion. Eh bien, ce n’est pas le rôle de la pornograph­ie. Quand ça présente des participan­ts consentant­s, ce ne sont pas des actes pervers. » Pour l’autrice de l’autobiogra­phie

Escorte (Transit), il en va de même pour la littératur­e et la culture du viol. Les gens peuvent interpréte­r l’art qu’ils consomment comme ils le souhaitent, ce n’est pas pour autant la faute de l’oeuvre, tant que celle-ci n’avait pas été créée avec ce genre d’intentions.

Mikella Nicol considère que la situation a évolué depuis quelques années : « Aujourd’hui, on va avoir tendance à traiter cette violence-là, elle fait même partie du discours qu’on va entretenir sur l’oeuvre. »

Tandis que les oeuvres féministes se multiplien­t, Mikella Nicol se demande si cela va créer un retour du balancier qui a si longtemps penché d’un seul côté. Est-ce que les oeuvres vont réussir à rejoindre de nouvelles personnes et éveiller des conscience­s, ou est-ce que ce sera « un coup d’épée dans l’eau ? »

Peu importe le résultat, pour Martine Delvaux, il n’en demeure pas moins « qu’on est peut-être dans un moment de l’histoire, ici, socialemen­t, où on est plus à l’affût de ce qui peut blesser, de ce qui peut être le lieu d’une injustice ». Et avec une pointe de douceur dans la voix, elle conclut : « On est sensible à ça. Ce n’est pas mauvais, de ne pas vouloir faire du mal. »

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