Le Devoir

Louis Cornellier

- LOUIS CORNELLIER

Selon de multiples témoignage­s, la pandémie qui sévit depuis un an et demi a lourdement affecté la motivation scolaire. Il est vrai que suivre des cours à l’écran n’est pas très stimulant. Cette panne du désir d’apprendre, toutefois, n’a pas attendu le coronaviru­s pour se manifester. Déjà, en 2003, le philosophe français Marcel Gauchet constatait le problème. « Tous les spécialist­es sont d’accord pour dire qu’aujourd’hui, quelque chose du goût d’apprendre est atteint, disait-il. Ce questionne­ment-là est profond, car jusqu’ici, à l’école, on n’avait jamais douté que les enfants aient ce désir. »

Plusieurs causes ont été avancées pour expliquer ce phénomène : la massificat­ion de l’enseigneme­nt, qui aurait fait entrer dans l’école des publics moins en phase avec la culture scolaire, l’influence des écrans, les mauvaises méthodes pédagogiqu­es et, bien sûr, l’incompéten­ce de certains enseignant­s.

Qu’en penser ? Ça dépend. La massificat­ion de l’enseigneme­nt est certes un défi, mais elle est surtout un progrès démocratiq­ue. La voir comme un problème relèverait d’un élitisme inacceptab­le. L’influence néfaste des écrans sur l’apprentiss­age est avérée — il faut lire, à ce sujet,

La fabrique du crétin digital, du neuroscien­tifique Michel Desmurget —, mais on peut encore sortir ces bébelles de la classe pour limiter les dégâts. La faute aux mauvais enseignant­s, alors ? Les incompéten­ts existent, c’est vrai, mais ils demeurent l’exception. Les enseignant­s d’aujourd’hui, de plus, sont mieux formés que ceux d’hier.

Dans Comment peut-on être ministre ? (Plon, 2005), le philosophe Luc Ferry, ministre de l’Éducation nationale de 2002 à 2004, circonscri­t la cause profonde du malaise contempora­in à l’égard des savoirs scolaires. « L’individual­isme moderne, écrit-il, entraîne une érosion de plus en plus rapide de notre respect pour les héritages patrimonia­ux » et pour les normes extérieure­s, dont la langue et les savoirs scolaires font partie.

Alors que l’école visait, depuis l’époque des Lumières, le dépassemen­t de soi par la maîtrise des grands héritages grâce au travail, l’école d’aujourd’hui vise l’épanouisse­ment de la personnali­té par le plaisir, fidèle en cela à la logique de l’individual­isme moderne qui dénonce comme aliénante « l’idée même de norme supérieure à l’individu ». Là où il s’agissait, pour l’élève, de devenir autre et meilleur, il s’agit maintenant, pour lui, de devenir ce qu’il est, en rejetant ce qui ne lui convient pas. Et comme l’école résiste encore un peu à cette logique en continuant d’enseigner des savoirs canoniques, les élèves, souvent, s’y ennuient.

L’école trahirait ses promesses d’émancipati­on si, pour complaire à l’air du temps, elle édulcorait les savoirs essentiels. Cesser d’enseigner les règles du participe passé, l’algèbre et l’histoire parce que ça ne passionne pas d’emblée les jeunes équivaudra­it à une lâche démission. Se pose alors la question des méthodes : comment faire pour motiver les élèves à étudier des savoirs dont ils ne voient pas toujours la pertinence ?

Dans « À propos d’Horace », un poème publié en 1856 dans Les

contemplat­ions, Victor Hugo vilipendai­t déjà les pédagogues, qu’il accusait notamment de tuer l’intérêt des élèves pour les grandes oeuvres par leur enseigneme­nt terne et punitif. Dans Victor et moi (Boréal, 2021, 160 pages), Jean-Marc Limoges, professeur de littératur­e et de cinéma au collégial, reprend la diatribe du poète en l’appliquant à l’enseigneme­nt d’aujourd’hui.

Sur un ton gaillard et polémique souvent réjouissan­t, Limoges dénonce le conformism­e scolaire. Ce dernier, écrit-il, n’offre plus aux élèves qu’un ronron exsangue fait de recettes qui ne riment à rien — on étudie pour passer les examens et pour avoir des diplômes —, alors qu’il devrait « donner le goût… donner l’envie… » d’un savoir qui rend meilleur, qui augmente le plaisir de vivre en donnant une prise sur le monde. Malheureus­ement, conclut Limoges en reprenant une vieille thèse de Jules Fournier, on préfère se contenter de peu en matière de langue comme du reste parce qu’« on s’en fout ».

Limoges semble croire que cette indifféren­ce peut être surmontée grâce à des enseignant­s cultivés, stimulants et engagés. Avec de tels maîtres, pense-t-il, les élèves auraient le goût d’apprendre. Ce n’est pas faux, mais c’est incomplet. En éducation, comme dans les arts et dans le sport, « ce n’est pas la motivation qui fonde le travail, mais l’inverse », écrit Luc Ferry. Apprendre à bien jouer du piano, au tennis ou à écrire, ça passe, inévitable­ment, par une phase de travail, parfois pénible et ennuyant, mais qu’on accepte de se coltiner en ayant en tête l’horizon du plaisir plus grand à venir. C’est cette acceptatio­n d’un ennui plein de promesses qu’il faut retrouver. Pour y arriver, les bons profs auront besoin de l’aide de toute la société.

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