Fiction québécoise
Un roman lumineux, philosophique et voyageur dans lequel Jean Bédard nous entraîne sur les anciennes routes de la soie
Le monde est aussi vaste, dit-on, que le coeur de l’homme est petit. « Pourquoi un si grand décor pour une pièce si pitoyable : naître, souffrir, mourir ? J’ai dix-huit ans. Dis-moi quelque chose », avait demandé une adolescente à son grand-père après une tentative de suicide.
Ce grand-père, le narrateur de Sur
la route des grandes sagesses, le onzième roman de Jean Bédard depuis Maître
Eckhart (Stock, 1998), roman biographique consacré au célèbre théologien et philosophe dominicain du XIVe siècle, choisit de raconter à sa petite-fille une histoire qui s’est déroulée il y a 2000 ans sur la route de la soie, « parce qu’elle n’est ni illusoire ni désespérante, mais qu’elle peut tout changer ».
Les traditions antiques sont particulièrement riches en littérature de voyage — que le déplacement dans l’espace soit réel ou symbolique. L’Épopée
de Gilgamesh, le bannissement de Caïn ou l’Exode, les navigations d’Ulysse et celles des Argonautes. Revenant chez lui après un voyage — réel ou imaginaire —, le voyageur est présumé avoir changé. Il est devenu autre, différent, étranger.
Entre le Pacifique et la Méditerranée, des routes multiples ont ainsi formé pendant quelques milliers d’années le système nerveux central du monde. Armes, épices, étoffes et pierres précieuses circulaient sans relâche sur les routes de la soie.
Mais ces caravanes ne charriaient pas que des hommes, des femmes et des marchandises — alors que les femmes y ont parfois été considérées comme une marchandise, aspect de la réalité que Jean Bédard choisit de ne pas ignorer. Y circulaient aussi dans tous les sens les idées et les manuscrits, les langues et les religions. « C’est l’endroit où les grandes religions du monde ont pris vie, où le judaïsme, le christianisme, l’islam, le bouddhisme et l’hindouisme ont joué des coudes », rappelle l’historien Peter Frankopan dans son colossal Les routes de la soie
Refusant de recourir aux mirages, Jean Bédard nous livre avec
Sur la route des grandes
sagesses, dans une prose simple et limpide, un traité de sagesse oecuménique sans lourdeur, mais chargé de compassion, d’espoir et d’harmonie universelle
(Nevetica, 2017/Champs histoire, 2019).
Le protagoniste voyageur de Jean Bédard est Acher Jaïre, surnommé Yaïr, Juif pharisien et chef de la synagogue de Capharnaüm, en Palestine. Un personnage brièvement rencontré dans le Nouveau Testament (voir Luc, 8:41-56), qui rêve de reprendre en main les affaires de son père, le commerce des manuscrits sur la route de la soie (« des rouleaux rares, des omoplates de dromadaire gravées, des argiles couvertes de signes cunéiformes indéchiffrables, et toutes sortes de textes étranges venant des déserts, de l’Inde ou même de la Chine »).
Résumons en vitesse : miraculeusement ressuscitée un jour après avoir été visitée par un homme que les gens appellent le Charpentier — autrement dit Jésus de Nazareth —, sa fille unique, Jèmouna, gardera des séquelles et l’apparence d’une enfant de 12 ans.
Après une série d’épreuves, l’homme décidera de se joindre avec sa fille — ainsi qu’avec leur âne et un fennec apprivoisé — à une caravane de marchands qui doit se rendre à Srinagar, en Inde, en passant par la Syrie, la Perse et le Cachemire.
Érudit, curieux, ouvert, Jaïre vit à l’époque de l’empereur romain Tibère. Le fait qu’un homme puisse à lui seul dominer des milliers d’hommes constitue pour lui « le plus grand des mystères ». Jaïre cherchait « une philosophie de la paix efficace tant pour l’âme individuelle que pour l’âme collective et capable de contrer tous les despotes du monde ». Mais il recherchait aussi la paix pour lui-même.
C’est l’un des grands thèmes qui traverse ce roman voyageur : l’asservissement — et son envers apparent, la liberté. Celui des peuples aux empires, des hommes et des femmes aux idées, aux religions et aux despotes de toutes sortes, mais aussi plus largement des femmes aux hommes.
Jaïre va connaître de nombreux épisodes initiatiques, dans lesquels l’amour et la mort auront plus que leur part. Il sera retenu en captivité pendant des années par un potentat persan. Il approfondira le bouddhisme sur les flancs de l’Himalaya et sera en contact avec la pensée de Lao-tseu et le taoïsme.
Mais toujours traducteur et copiste, toujours père, cherchant sans relâche le chemin de la paix et de la liberté, avant de rentrer dans son village au bout de longues années, devenu un étranger aux yeux de ses voisins, mais ayant compris peut-être le sens véritable de la loi de Yahvé et de la Torah : « sortir de la servitude ».
Philosophe et intervenant social né en 1949, romancier, essayiste (Le pouvoir ou la vie. Repenser les enjeux de notre temps, Fides, 2008), cofondateur d’une écocommunauté près de Rimouski, Jean Bédard nous promène entre le récit d’aventures et la fable. Refusant de recourir aux mirages, il nous livre avec Sur la route des grandes sagesses, dans une prose simple et limpide, un traité de sagesse oecuménique sans lourdeur, mais chargé de compassion, d’espoir et d’harmonie universelle.
Un roman lumineux dont le coeur vibre de cette injonction à emprunter les chemins de traverse : « Vivre, c’est s’échapper du plan. »