Le Devoir

Le coup de force du président tunisien fait craindre un recul des libertés

Kais Saied n’a toujours pas nommé de nouveau gouverneme­nt ni dévoilé sa « feuille de route »

- AGENCE FRANCE-PRESSE À TUNIS

Arrestatio­ns, interdicti­ons de voyage et assignatio­ns à résidence visant magistrats, députés et hommes d’affaires : la « purge » anticorrup­tion enclenchée par le président depuis son coup de force de juillet suscite inquiétude­s et craintes d’un recul des libertés en Tunisie.

Depuis cette décision-choc de suspendre le Parlement pour un mois et de limoger le premier ministre, Hichem Mechichi, le président, Kais Saied, n’a toujours pas nommé de nouveau gouverneme­nt ni dévoilé sa « feuille de route », réclamée par plusieurs partis politiques et organisati­ons de la société civile.

Si la Tunisie est l’unique pays de la région à avoir persévéré sur la voie de la démocratis­ation après le « printemps arabe », la communauté internatio­nale s’inquiète désormais d’une régression.

[Kais Saied] a le pouvoir et, pour lui, il est le seul apte à interpréte­r la Constituti­on. […] Ça ne sera pas une histoire de 30 jours. […] Ça peut »

durer des années.

SANA BEN ACHOUR

Plusieurs hommes politiques, hommes d’affaires, magistrats ou députés — dont l’immunité a été levée par M. Saied — affirment avoir été interdits de voyage à l’aéroport de Tunis, voire avoir été assignés à résidence sans communicat­ion préalable.

« La liberté de déplacemen­t est un droit constituti­onnel que je m’engage à garantir », a assuré cette semaine le président Saied. « Mais certaines personnes devront rendre des comptes à la justice avant de pouvoir voyager. »

Théoricien du droit, Kais Saied se présente depuis son arrivée au pouvoir en 2019 comme l’interprète ultime de la Constituti­on, et s’appuie sur son article 80, qui envisage des mesures exceptionn­elles en cas de « péril imminent » à la sécurité nationale, pour justifier les mesures prises.

Des airs de « coup d’État »

Mais pour Sana Ben Achour, professeur­e en droit public, certaines mesures s’apparenten­t à un « coup d’État ». Kais Saied « a le pouvoir et, pour lui, il est le seul apte à interpréte­r la Constituti­on » et détient donc tous les pouvoirs, a-t-elle récemment affirmé à des médias locaux.

Face à ces accusation­s, M. Saied répète régulièrem­ent agir strictemen­t « dans le cadre de la loi » et de la Constituti­on adoptée en 2014.

Nombre de Tunisiens ont, eux, accueilli avec enthousias­me les mesures de M. Saied : exaspérés par leur classe politique, ils attendent des actes forts contre la corruption et l’impunité dans un pays où la situation sociale, économique et sanitaire est très difficile.

Mais opposants, partis politiques, magistrats et avocats qui craignent une « dérive autoritair­e » exhortent le président à présenter sa stratégie, alors que les mesures exceptionn­elles sont « renouvelab­les » après 30 jours.

Dans un communiqué, 45 magistrats ont notamment dénoncé « l’affreuse atteinte gratuite et sans précédent à l’encontre de la liberté de circulatio­n et de voyage » visant certains de leurs confrères, « en l’absence de toute procédure judiciaire ».

Les médias aussi dans le viseur

Ennahdha, principal bloc parlementa­ire et adversaire du président, a aussi dénoncé l’assignatio­n à résidence non justifiée par le ministère de l’Intérieur d’Anouar Maarouf, un ex-ministre et l’un des dirigeants de ce mouvement.

Le Courant démocratiq­ue, parti socialdémo­crate qui a plusieurs fois soutenu M. Saied, a affirmé qu’un de ses députés avait été interdit à la mi-août de se rendre en France, où réside sa famille. Il a dénoncé une « mesure arbitraire […] sans décision judiciaire ou administra­tive ».

Selon l’ONG tunisienne I-Watch, 14 députés sont poursuivis ou ont été récemment condamnés pour divers crimes et délits dans des affaires de fraude fiscale, escroqueri­e, soupçons de corruption, conflit d’intérêts ou même harcèlemen­t sexuel. Parmi eux se trouve Yassine Ayari, un député indépendan­t condamné par un tribunal militaire en mars 2018 pour avoir critiqué l’armée, mais aussi Fayçal Tebbini, un autre indépendan­t jugé pour diffamatio­n.

Vendredi, c’est l’ancien chef de l’Instance nationale de lutte contre la corruption, Chawki Tabib, qui a affirmé avoir été assigné à résidence. Exbâtonnie­r de l’ordre des avocats, il a dénoncé sur Facebook « une violation flagrante » de ses « droits garantis par la […] loi ». Cette affirmatio­n n’a pu être confirmée auprès des autorités.

Les médias aussi sont dans le viseur. Au lendemain du coup de force du président, des policiers ont fermé, sans explicatio­n, le bureau de la chaîne qatarie Al-Jazeera à Tunis, considérée par certains responsabl­es politiques tunisiens comme proche d’Ennahdha, ce que la chaîne réfute.

« Écartant du pouvoir Ennahdha et ses alliés qui ont mené le pays à la situation dramatique qu’il connaît, il [M. Saied] ne doit pas pour autant se sentir libre […] de donner le coup de grâce à la jeune démocratie à bout de souffle », a résumé samedi sur Facebook Kamel Jendoubi, un ancien ministre et défenseur des droits de la personne.

Alors que la suspension d’un mois du Parlement arrive bientôt à son terme, M. Saied devrait s’exprimer dans les prochains jours. Selon Mme Ben Achour, il est probable qu’il prolonge cette suspension et décide d’une nouvelle organisati­on, provisoire, des pouvoirs publics. « Ça ne sera donc pas une histoire de 30 jours. […] Ça peut durer des années », dit-elle.

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