LES DEMANDES DE LEGAULT,
Tout au long du printemps et des premières semaines de l’été, et ce, jusqu’à la visite de Justin Trudeau chez la gouverneure générale le 8 août dernier, les libéraux ont dominé la scène politique canadienne. Les troupes de M. Trudeau ont multiplié les annonces d’un océan à l’autre en ce qui ressemblait à un effort minutieusement orchestré destiné à ensevelir leurs adversaires, avant même qu’une vraie campagne électorale ne soit commencée. Ils ont largement réussi à projeter l’image d’un gouvernement en action et dont tous les membres ramaient dans le même sens, le but étant de faire avancer le pays. Et les sondages semblaient leur donner raison.
Or, force est de constater que l’élan libéral s’est estompé avec le déclenchement officiel de la campagne. Personne n’a cru M. Trudeau lorsqu’il a déclaré que le Parlement était à ce point dysfonctionnel qu’il avait besoin d’un mandat clair de l’électorat pour gérer l’après-pandémie. Tout le monde savait que les libéraux cherchaient simplement à retrouver le statut majoritaire à la Chambre des communes perdu en 2019, quitte à lancer le pays dans une élection dont personne ne voulait et qui risquait de coïncider avec une quatrième vague de COVID-19.
Certes, il nous reste quatre semaines avant le 20 septembre, ce qui laisse amplement de temps aux libéraux de rectifier le tir, en misant sur le fait qu’Erin O’Toole, Jagmeet Singh et Yves-François Blanchet connaîtront peut-être eux aussi leur lot de difficultés. Mais après une semaine de campagne, on a la nette impression que beaucoup de Canadiens cherchent des raisons pour ne pas voter libéral. Les plus récents sondages indiquent que malgré tous leurs avantages médiatiques et organisationnels, les libéraux sont retombés en territoire minoritaire. Il suffirait que M. O’Toole dépasse légèrement les attentes, et que les néodémocrates grugent encore des appuis aux libéraux auprès des électeurs progressistes, pour que la couleur du prochain gouvernement passe du rouge au bleu. Bleu minoritaire, certes, mais bleu tout de même.
Pour François Legault, la question qui se pose est la suivante : jusqu’où le premier ministre québécois veut-il aller pour influencer le résultat du vote fédéral dans sa province ?
M. Legault promet de dévoiler cette semaine sa liste de demandes envers les chefs fédéraux, tout comme il l’avait fait en 2019, avec le résultat que l’on connaît. Son intervention directe dans la dernière campagne — surtout en ce qui concerne son exigence qu’aucun gouvernement fédéral n’intervienne dans les contestations à la loi 21 — n’était pas étrangère à la remontée du Bloc québécois, ce qui a privé M. Trudeau d’une victoire majoritaire. Les libéraux n’ont cessé depuis de minimiser les occasions d’accrochage avec le gouvernement Legault en espérant que le chef caquiste soit plus indulgent envers eux en préparant sa liste 2021 de demandes.
Contrairement à M. O’Toole, qui compte sur son « contrat avec les Québécois » pour se mettre dans les bonnes grâces de M. Legault, M. Trudeau ne peut pas s’engager à garder le silence sur la loi 21, une législation qui entre directement en conflit avec sa vision de la diversité canadienne. La base libérale à l’extérieur du Québec le trouve déjà trop mou sur cette question. Et dans une élection où le taux de participation risque d’être anormalement bas — quatrième vague et apathie d’électeurs obligent —, M. Trudeau aura besoin de s’assurer que sa base vote en grand nombre. D’où les efforts des libéraux pour amadouer le gouvernement Legault sur d’autres dossiers, entre autres en reconnaissant le français comme seule langue officielle au Québec et le droit du gouvernement du Québec d’amender unilatéralement la Constitution canadienne pour y inscrire une reconnaissance de la nation québécoise. Il s’agit d’un pas que M. Trudeau n’aurait jamais fait lorsqu’il s’est lancé en politique en 2008.
M. Legault va certainement presser les chefs fédéraux à s’engager à augmenter les transferts en santé de façon importante, comme ses ministres des Finances et de la Santé, Eric Girard et Christian Dubé, l’ont fait en fin de semaine. Il va peut-être demander un financement fédéral pour le 3e lien à Québec, demande que M. Trudeau a déjà refusée. Il va sans doute répéter son opposition aux normes nationales dans les soins de longue durée que M. Trudeau promet d’instaurer. Mais il pourrait aussi souligner son entente avec M. Trudeau sur le transfert de 6 milliards de dollars sur cinq ans au Québec pour les garderies, alors que les conservateurs promettent plutôt des crédits d’impôts pour les parents.
C’est le ton qu’adoptera M. Legault lors du dévoilement de sa liste de demandes qui sera déterminant. Contrairement à 2019, M. Legault s’approche lui aussi de sa propre campagne de réélection, qui aura lieu en 2022. Donnera-t-il un coup de pouce au Bloc maintenant en espérant un retour d’ascenseur en 2022 ? Si la base souverainiste du Bloc reste fidèle au Parti québécois, M. Blanchet se présente davantage comme un allié du gouvernement caquiste à Ottawa.
Lors de la campagne fédérale de 2008, Jean Charest s’est présenté comme le « défenseur des intérêts du Québec » en demandant les pleins pouvoirs pour la province en matière de culture, après que le gouvernement de Stephen Harper eut procédé à des coupes de 44 millions de dollars dans le budget fédéral de la culture. L’intervention de M. Charest était un cadeau pour le Bloc, et a ainsi privé M. Harper d’une victoire majoritaire. Mais le froid qui en a résulté entre les deux hommes est revenu hanter M. Charest en 2019, lorsqu’il visait la chefferie du Parti conservateur. M. Harper aurait alors fait tout en son pouvoir pour empêcher M. Charest de prendre les rênes de « son » parti, forçant ce dernier à abandonner son rêve de toujours de devenir premier ministre du Canada. M. Legault n’a évidemment pas ce rêve.