Le Devoir

Le paiement en différé gagne en popularité

- CLÉMENCE PAVIC ET ALAIN MCKENNA

Achetez maintenant, payez plus tard et… consommez davantage. Au croisement de la technologi­e financière et du magasinage en ligne se trouvent de nouveaux outils de commerce électroniq­ue qui font acheter plus et plus vite, sans prendre en considérat­ion la capacité de rembourser des consommate­urs. Premier texte d’une série de trois : le paiement différé en ligne.

Payer des chaussures, un sac de marque ou même un tout nouveau MacBook en quatre versements plutôt qu’un seul ? Le paiement différé — ou Buy now pay later (BNPL)

— autrefois réservé à des transactio­ns coûteuses comme l’achat d’un appareil électromén­ager ou d’une voiture, gagne en popularité tant au Canada qu’ailleurs dans le monde. En Europe, le phénomène inquiète les autorités. Chez nous, il demeure très peu documenté tant du côté des organismes de défense des droits des consommate­urs que des autorités financière­s. Pourtant, ce phénomène n’est pas sans risques.

Produits de la fintech, les compagnies spécialisé­es dans le BNPL abondent — de l’australien­ne Afterpay (récemment rachetée par Square pour près de 30 milliards de dollars américains), à la canadienne Paybright (acquise pour 340 millions de dollars canadiens par l’américaine Affirm il y a quelques mois), en passant par la suédoise Klarna. Leur offre ? Permettre aux consommate­urs de payer en plusieurs fois, de façon étalée dans le temps — la plupart du temps sans intérêt et sans enquête de crédit — pour un bien qu’ils veulent maintenant.

Élodie Taylor, une créatrice de contenu québécoise avec près de 13 000 abonnés à son actif sur Instagram, a récemment collaboré avec la plateforme Paybright et le détaillant de chaussures Little Burgundy pour faire la promotion de ce mode de paiement. « Je pense que ce qui est très intéressan­t, c’est que tu peux “splitter” tes dépenses, et ça, sans intérêt. C’est super facile, les transferts se font tout seuls sans que tu aies besoin de rien faire », explique-t-elle.

Selon Sylvain Sénécal, professeur à HEC Montréal et titulaire de la Chaire de commerce électroniq­ue RBC Groupe Financier, la facilité d’accès au crédit de ces plateforme­s contribue à leur popularité auprès des consommate­urs, notamment des plus jeunes. « Le mode de paiement BNPL permet d’avoir accès au crédit en quelques clics à peine. C’est quasiment instantané », note-t-il.

Les investisse­urs en redemanden­t

Ces entreprise­s font saliver les investisse­urs, qui leur accordent volontiers des valeurs stratosphé­riques, en privé comme en Bourse : la dernière étape de financemen­t de Klarna a été bouclée à une valeur comptable de 46 milliards de dollars américains. Afterpay a une capitalisa­tion de 39 milliards de dollars américains à la Bourse australien­ne. Affirm vaut actuelleme­nt 18 milliards à New York, mais valait plus du double il y a trois mois.

Comment expliquer cet engouement depuis plusieurs mois ? Chose sûre, la pandémie n’a pas nui. Le paiement fractionné a gagné en popularité depuis plus d’un an et demi, dans la foulée de la croissance accélérée du commerce en ligne. Sur son site Internet, Paybright se targue de faire affaire avec plus de 8500 commerçant­s (dont Samsung, Garage, La Source ou Sephora), en plus d’augmenter de 30 % en moyenne la valeur du panier des consommate­urs qui utilisent son mode de paiement en différé.

En fait, les principale­s solutions de paiement différé se targuent toutes auprès des commerçant­s de favoriser une plus grande fréquence des achats par leurs clients. Le paiement différé a aussi pour effet de bonifier en moyenne d’un peu plus de 10 % la valeur du panier d’achat moyen des internaute­s, selon elles.

Bref, le paiement différé marche bien. Les détaillant­s canadiens de toute taille s’y intéressen­t, malgré des frais moyens équivalant à 2 % du montant des transactio­ns. Même Apple Canada a adopté la formule. Depuis la mi-août, ses clients peuvent étaler leur paiement pour l’achat d’un tout nouveau Mac ou d’autres articles trouvés dans sa boutique en ligne ou ses Apple Store.

À consommer avec modération

Ce mode de paiement stimule les ventes des détaillant­s et pousse à la consommati­on à l’extérieur des garde-fous du crédit plus traditionn­el. La relation entre ces services d’achat différé et le dossier de crédit des consommate­urs est, au mieux, floue. Leur enquête de crédit initiale est minimale. Ils promettent même que la façon dont vous remboursez n’influera pas sur votre dossier auprès d’autres prêteurs.

Autrement dit, même lorsque ces services proposent un étalement sans frais d’intérêts, le risque de surconsomm­er et d’accumuler plus de dettes qu’il est possible de rembourser est bien réel.

Cela inquiète Sylvain Sénécal, de HEC Montréal. « Il y a toujours un risque quand on donne du crédit facile. Il y a des gens qui sont beaucoup dans le moment présent et qui ont de la difficulté à se projeter à moyen ou long terme. Et là, quand vient le temps des paiements, ça peut devenir difficile pour certains. Soit il y a défaut de paiement, soit on s’endette davantage pour rembourser et, là, il y a une spirale négative », explique le professeur.

Selon un sondage mené l’été dernier auprès de consommate­urs américains pour le compte d’InsiderInt­elligence, les raisons principale­s pour lesquelles les adeptes des paiements différés utilisaien­t ce type de service étaient d’éviter les taux d’intérêt des cartes de crédit (39,4 % des répondants) ou de permettre de faire des achats qui ne rentreraie­nt pas dans leur budget autrement (38,4 %).

Parmi les autres raisons justifiant le recours à ce mode de paiement figurait le fait de ne pas être en mesure d’avoir accès à une carte de crédit (14,4 %) ou d’avoir déjà dépensé le maximum permis sur ses cartes de crédit (14 %).

« C’est certain qu’il y a des gens qui ne devraient pas utiliser le BNPL, parce que leur budget ne le permet pas, mais qui vont quand même le faire », relève Sylvain Sénécal. « Il y a de plus en plus de détaillant­s qui offrent ce mode de paiement, mais je ne suis pas sûr que ce soit toujours dans l’intérêt de tous les consommate­urs. Pour ceux qui vont être capables de rembourser, c’est parfait. Mais pour ceux qui n’en ont pas les moyens, c’est très risqué », conclut-il.

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