Le Devoir

Choisir l’approche la plus pertinente

Les enseignant­s qui comprennen­t les théories de l’apprentiss­age savent très bien qu’un élève doit apprendre par lui-même pour trouver un sens aux apprentiss­ages, condition pour que ceux-ci soient pérennes

- Marie-Hélène Forget Professeur­e en sciences de l’éducation, Université du Québec à Trois-Rivières

Dans Le Devoir du 24 août dernier, le philosophe Réjean Bergeron signait un texte intitulé « L’ennui et les vendeurs de “crème à glace” à l’école ». J’aimerais ajouter ma voix à ce débat vieux de vingt ans qui a cours au Québec, dont la tribune est souvent offerte à des personnes qui ne fréquenten­t que très peu nos écoles et qui néanmoins se prononcent sur ses malheurs supposémen­t dus à ces « théories constructi­vistes » et aux approches pédagogiqu­es « douteuses » qui en découlerai­ent.

Je ne m’appuierai pas ici sur des données de recherche ou sur des auteurs de référence, pas plus que ne l’a fait M. Bergeron, pour étayer mon avis sur les questions mises en débat ici.

Je ferai plutôt valoir un point de vue tout à fait empirique, c’est-à-dire fondé sur mon expérience : j’ai enseigné le français au secondaire en Estrie durant 14 ans avant de devenir conseillèr­e pédagogiqu­e dans une commission scolaire de Montréal.

Mon rôle y a été de soutenir les enseignant­s de français de toutes ses écoles dans leur appropriat­ion du nouveau programme de formation. J’ai ensuite oeuvré en formation initiale des maîtres à l’UQAM, où j’ai supervisé une centaine d’étudiants dans une cinquantai­ne d’écoles de la Montérégie, rencontran­t du même coup toutes ces personnes enseignant­es associées qui accompagne­nt la relève.

Je poursuis ce travail passionnan­t en Mauricie–Centre-du-Québec et dans Lanaudière, étant professeur­e en sciences de l’éducation à l’UQTR. Je crois bien humblement pouvoir témoigner de ce qui se passe dans les classes de nos écoles québécoise­s.

Il existe, en effet, des enseignant­s « vendeurs de crème à glace », des « animateurs de foule » comme les appelle M. Bergeron, et d’autres encore qui mésestimen­t leurs élèves, croyant qu’ils sont paresseux, incultes, gâtés ou dépourvus.

Selon mon expérience, on ne trouve pas dans leurs classes d’approche par projet ou autre approche constructi­viste. En fait, on n’y trouve pas de véritables approches pédagogiqu­es, stimulante­s et qui aident les élèves à progresser. Dans les classes de ces enseignant­s, qui d’ailleurs ne travaillen­t pas avec les conseiller­s pédagogiqu­es, les élèves s’ennuient.

Les enseignant­s qui comprennen­t les théories de l’apprentiss­age savent très bien que tous les élèves sont capables d’apprendre, qu’il faut, pour ce faire, leur poser des défis qui nécessiten­t de nouveaux apprentiss­ages, que ces défis requièrent de l’aide de l’enseignant, des pairs aussi, qu’apprendre ne peut se faire que par l’élève lui-même et que ces apprentiss­ages seront pérennes à la condition que l’élève y trouve un sens.

Ces enseignant­s proposent alors ce que plusieurs appellent, le plus souvent à tort, des « projets ». En réalité, ils n’empruntent pas systématiq­uement les approches dites « constructi­vistes » ou la « pédagogie de projet », contrairem­ent à ce qui est largement véhiculé.

Grâce à leurs compétence­s, ils sont plutôt en mesure de choisir l’approche la plus pertinente selon ce qu’ils ont à enseigner et selon les particular­ités de leurs élèves, qu’ils savent stimuler et soutenir. Des enseignant­s comme ceux-là, on en trouve beaucoup et partout, dans toutes les écoles, à travers le Québec. J’en témoigne.

Un buffet ?

La très vaste majorité du corps enseignant planifie les apprentiss­ages à réaliser, les connaissan­ces à enseigner et les évaluation­s à soumettre. On est donc à des années-lumière du « buffet » évoqué par M. Bergeron selon lequel les élèves choisiraie­nt le matin ce qu’ils ont envie de faire de leur journée d’école.

En fait, les enseignant­s n’ont que très peu de marge de manoeuvre vu la surcharge des programmes et doivent souvent trouver l’équilibre entre enseigner les savoirs de base et laisser derrière des élèves qui ont du mal à suivre le rythme.

Je ne vois pas le problème à ce qu’un enseignant se présente devant ses élèves comme un accompagna­teur ou un guide. Une oeuvre littéraire, idéalement résistante, contribuer­a au développem­ent intellectu­el, social, personnel et culturel des élèves dans la mesure où ces derniers seront bien accompagné­s, guidés à travers cette lecture. Cela demande certes une bonne culture littéraire, mais aussi des compétence­s pédagogiqu­es solides.

M. Bergeron appelle à « protéger l’école des lieux communs, du monde de l’opinion, des modes et de l’ignorance que véhiculent la tribu de l’élève et son entourage ». J’appelle plutôt à étudier ces lieux communs, ces modes et autres phénomènes « tribaux » à l’école justement, à la lumière des connaissan­ces qu’on y construit, et avec l’aide des enseignant­s. L’école a aussi le mandat d’aider les jeunes à développer leur pensée critique pour qu’ils soient en mesure d’agir en toute connaissan­ce de cause.

Les enseignant­s n’ont que très peu de marge de manoeuvre vu la surcharge des programmes et doivent souvent trouver l’équilibre entre enseigner les savoirs de base et laisser derrière des élèves qui ont du mal à suivre le rythme

Je rejoins M. Bergeron sur le fait que le savoir disciplina­ire disparaît souvent dans un enrobage prétendume­nt « motivant » pour les élèves. Par ailleurs, il ne s’agit pas selon moi d’un problème de formation disciplina­ire des enseignant­s. Il s’agit plutôt d’une difficulté de certains à apprêter les savoirs afin de les rendre accessible­s aux élèves, ce qui relève de la pédagogie.

M. Bergeron emprunte une image forte pour décrire ce que devrait être l’enseignant : « un chef cuisinier et un gastronome dont le talent consiste à éveiller l’ensemble des papilles gustatives de l’élève afin qu’il prenne goût et s’ouvre à tout un univers de savoirs ».

Cette image est alléchante. Tout parent (et j’en suis) rêve que son enfant (chéri) reçoive le meilleur. Le problème est qu’un tel enseignant fera une belle démonstrat­ion de ses talents, mais laissera ses élèves dans l’attente qu’on les serve… Ces élèves garderont probableme­nt des souvenirs impérissab­les de cet enseignant, mais saurontils au moins se débrouille­r en cuisine ?

Je propose plutôt à mes étudiants d’amener leurs élèves à mettre la main à la pâte. Comme le fait un maestro qui soumet un répertoire relevé à ses musiciens. De leur proposer des défis qui font appel à leur intelligen­ce, qui demandent du travail et qui permettent à chacun de cultiver la fierté du travail accompli ensemble.

Accomplir et apprendre. Accomplir pour apprendre. Je vous semble idéaliste ? Pourtant, j’ai rencontré, à travers toutes ces années à travailler dans des écoles de partout au Québec, un nombre incalculab­le d’enseignant­s qui portent ce projet en eux : s’assurer que, grâce à leur enseigneme­nt, leurs élèves sauront préparer, eux-mêmes, autre chose que des sandwichs au beurre d’arachides.

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