Le Devoir

Tous en campagne en ligne

L’offensive publicitai­re des libéraux sur Facebook et Instagram s’élève déjà à plus d’un million de dollars

- BORIS PROULX CORRESPOND­ANT PARLEMENTA­IRE À OTTAWA

Après deux semaines de campagne électorale, des partis politiques ont probableme­nt déjà essayé de deviner sur Facebook pour qui vous comptez voter le 20 septembre et s’apprêtent à vous bombarder de publicités si vous habitez une circonscri­ption stratégiqu­e.

Les différents partis ont envoyé collective­ment presque un million de dollars par semaine en Californie à la multinatio­nale Facebook pour leur campagne en ligne. La part du lion des dépenses revient au Parti libéral du Canada, qui s’est offert pour presque 600 000 $ de publicités sur Facebook et sur Instagram durant la première semaine de campagne, et pour 521 000 $ durant la seconde.

C’est plus que tous les autres partis réunis.

« C’est un très, très gros budget. Ça ne coûte pas très cher de faire de la pub sur Facebook », dit Thierry Giasson, professeur de science politique à l’Université Laval et spécialist­e de la communicat­ion politique. La publicité a consisté, dans la plupart des cas, à faire apparaître sur votre fil Facebook le visage de Justin Trudeau dans de courtes vidéos.

Le Parti conservate­ur, deuxième au chapitre des dépenses sur Facebook durant la première semaine de campagne (164 000 $), a glissé au troisième rang pour la deuxième semaine (106 000 $). Il a été dépassé par le Nouveau Parti démocratiq­ue, qui a doublé ses dépenses publicitai­res numériques entre la première et la deuxième semaine de campagne

(de 149 000 $ à 274 000 $). Le Bloc québécois a dépensé moins de 10 000 $ par semaine sur Facebook, et les dépenses du Parti vert du Canada sont négligeabl­es.

Depuis un changement à la Loi électorale adopté en 2018, les dépenses publicitai­res des partis sur les plateforme­s en ligne doivent être consignées dans un registre, afin de contrer l’ingérence étrangère. YouTube, propriété de Google, Twitter et TikTok ont alors décidé d’abandonner le marché des publicités partisanes. Seuls le média social Facebook et sa filiale Instagram permettent les publicités des partis.

Que font les partis ?

« Le fait que les libéraux ont dépensé beaucoup en début de campagne, c’est le signe qu’ils sont en train d’établir des benchmarks [points de référence] nationaux sur l’ensemble des circonscri­ptions », explique Sébastien Fassier, vice-président de la firme de relations publiques TACT et ex-stratège numérique libéral pour les campagnes de 2015 et de 2019. Selon lui, la publicité sur les réseaux sociaux a été utilisée jusqu’ici par les partis pour cibler leurs partisans et les circonscri­ptions stratégiqu­es. Leur usage est sur le point de passer en seconde vitesse.

L’expert se rappelle bien l’élection de 2015, alors qu’il travaillai­t à promouvoir la campagne de Justin Trudeau sur le Web et que le Parti libéral commençait la course troisième dans les sondages. L’utilisatio­n des publicités sur les réseaux sociaux dans les dernières semaines avant le vote a fait pencher la balance vers la victoire contre les conservate­urs, croit-il.

« À deux semaines de l’élection, on a recensé dans la War Room [quartier général du parti] 40 circonscri­ptions qui étaient nécessaire­s pour gagner une majorité, 40 circonscri­ptions où c’était serré, mais dans lesquelles on était en bonne posture. Il y a eu moyen de concentrer les efforts sur ces circonscri­ptions-là, en particulie­r en matière de publicités numériques. Et on a gagné 39 des 40 circonscri­ptions relevées. »

En examinant les publicités diffusées sur les médias numériques depuis deux semaines, l’ex-stratège note que

les libéraux « sont clairement en train de faire de l’identifica­tion d’électeurs en ligne ». Leurs adversaire­s, conservate­urs et néodémocra­tes, eux, adoptent une stratégie plus classique « de persuasion et de notoriété », notamment pour faire connaître leur chef.

Recette Facebook

En entrevue au Devoir, Sébastien Fassier s’ouvre sur sa recette d’une campagne réussie sur les réseaux sociaux. Avant même la campagne électorale, les internaute­s commencent normalemen­t à être ciblés anonymemen­t par les partis, comme lorsqu’ils ajoutent un « j’aime » à une publicatio­n ou à une publicité ou encore lorsqu’ils regardent au complet une vidéo partisane. Ils sont répertorié­s dans un bassin de « sympathisa­nts potentiels ».

« C’est comme du pointage numérique, dit-il. Comme usager de Facebook, on va repérer les partisans potentiels. […] Facebook ne nous permet pas de savoir nommément qui ils sont. »

Puis, commencent les publicités de campagne, diffusées sur les fils Facebook d’un océan à l’autre, afin d’établir où, géographiq­uement, elles ont le plus de succès, comme le plus grand nombre de clics. C’est cette coûteuse étape qui se serait déroulée au cours des deux dernières semaines. Cette partie est éminemment utile pour les partis puisque Facebook donne une idée en temps réel du nombre de personnes réceptives à leur message dans une région donnée, et donc susceptibl­es de voter pour eux.

« La politique, c’est un sport local », affirme Sébastien Fassier. Le but d’un parti est d’inciter ses sympathisa­nts à se déplacer pour aller voter dans les circonscri­ptions où leur vote sera le plus déterminan­t. « On a beau avoir des intentions de vote très élevées sur l’ensemble du pays, si elles sont toutes concentrée­s au même endroit, on n’est pas plus avancé en ce qui concerne le nombre de sièges. »

Selon lui, la campagne électorale entre désormais dans cette phase où les partis devront modifier leur approche sur les réseaux sociaux pour cibler les circonscri­ptions spécifique­s qu’ils veulent arracher à leurs adversaire­s, ou celles où ils souhaitent sauver les meubles. Les circonscri­ptions gagnées ou perdues d’avance seront ignorées. « Là où le numérique vient vraiment jouer un rôle, c’est dans les batailles serrées. C’est vraiment un objectif d’efficacité locale, chirurgica­le. »

On peut s’attendre par la suite à des publicités des partis après les débats pour vanter la prestation de leur chef, puis le jour du vote auprès des internaute­s identifiés comme sympathisa­nts.

Aucun parti n’a précisé la part de son budget publicitai­re à être dépensée sur Facebook. Selon l’estimation de Sébastien Fassier, le Parti libéral devrait accorder plus de la moitié de ses dépenses publicitai­res aux réseaux sociaux, étant donné son besoin de cibler localement ses électeurs les plus hésitants à se déplacer pour aller voter. Cela ne signifie pas pour autant la mort de la publicité politique dans les médias traditionn­els, lesquels sont encore très utiles pour rejoindre un électorat plus large.

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