Le Devoir

Les dangers de la surconsomm­ation en ligne

- CLÉMENCE PAVIC ET ALAIN MCKENNA ILLUSTRATI­ON LAURIANNE POIRIER

Achetez maintenant, payez plus tard et… consommez davantage. Au croisement de la technologi­e financière et du magasinage en ligne se trouvent de nouveaux outils de commerce électroniq­ue qui font acheter plus et plus vite, sans égard pour la capacité de rembourser des consommate­urs. Troisième et dernier texte de cette série sur le commerce en ligne.

Lorsqu’on est confortabl­ement installé chez soi, cellulaire à la main, en train d’explorer les réseaux sociaux ou de magasiner sur Amazon, il est facile de céder à la tentation de l’achat impulsif. En ligne, tout nous pousse à consommer : des publicatio­ns alléchante­s nous font rêver au prochain bien à posséder, les modes de paiement sont on ne peut plus simples… Mais surconsomm­er n’est pas sans danger pour notre porte-monnaie.

« Si vous magasinez en ligne et que votre numéro de carte de crédit est préenregis­tré sur votre appareil intelligen­t, la transactio­n peut être très rapide. Vous n’avez même pas besoin de bouger, et vous pouvez commander en un clic », note Sophie Desautels, syndique autorisée en insolvabil­ité chez Raymond Chabot. Pour cette raison, elle conseille de garder ses informatio­ns de paiement à distance — de se compliquer sciemment la tâche, en somme. « Dans ce cas-là, il faut se lever, aller chercher son portefeuil­le et entrer son numéro de carte. Ça laisse plus de temps pour se demander s’il s’agit d’un achat émotif ou non ; ça laisse moins place à l’impulsivit­é. »

Les plateforme­s de commerce en ligne cherchent du mieux qu’elles peuvent à éliminer les frictions qui limitent notre propension à cliquer sur le bouton « Commander ». Mais cette simplicité d’achat — tant en ce qui concerne l’interface (comme sur la plateforme commercial­e d’Instagram) qu’en ce qui concerne le mode de paiement (grâce aux services de paiement en différé, ou buy now,

pay later) — peut parfois nous faire oublier nos vrais besoins et, surtout, notre capacité réelle de payer.

« Plusieurs transactio­ns imprévues qui s’accumulent peuvent faire en sorte qu’on entre dans la spirale de l’endettemen­t », prévient Mme Desautels.

Faudrait-il alors, par exemple, éviter les plateforme­s de paiement différé qui nous poussent ultimement à consommer plus ? « On peut utiliser ces plateforme­s, mais en toute connaissan­ce de cause, en se renseignan­t sur leur fonctionne­ment, sur nos obligation­s face à elles et en s’assurant de pouvoir rembourser », affirme la syndique, qui souligne que ces nouvelles plateforme­s sont encore méconnues et que peu de ses clients les utilisent.

Des consommate­urs plus à risque

La plupart du temps, magasiner en ligne revient à régler ses transactio­ns à l’aide d’une carte de crédit (même quand on utilise les plateforme­s de paiement en différé, puisqu’elles prélèvent les sommes sur notre carte de crédit !).

Bien des consommate­urs canadiens — et, au dire de Statistiqu­e Canada, ils sont nombreux — ont profité du confinemen­t pour rembourser en 2020 une somme totale record de 16,6 milliards de dollars sur leurs cartes de crédit. Ils se sont donc dégagés une marge financière additionne­lle pour consommer davantage.

La situation est moins rose pour ceux qui n’ont pas réussi à faire de même. Ces personnes dont le crédit est déjà plutôt élevé ou qui possèdent peu d’actifs de valeur — comme les plus jeunes consommate­urs, par exemple — sont plus susceptibl­es de subir les effets négatifs d’une surconsomm­ation impulsive, observe Hélène Bégin, économiste en chef chez Valeurs mobilières Desjardins.

Il faut d’ailleurs comprendre que ce sont surtout ces derniers qui sont ciblés par ces nouveaux outils de magasinage en ligne, note-t-elle.

Il s’agit surtout de gens qui n’ont pas en leur possession des actifs qui se sont appréciés depuis un an — pensez à l’immobilier — ou dont le budget est resté très serré. En gros : les jeunes adultes et cette part d’emprunteur­s qui ne parviennen­t à rembourser que le solde minimal de leur carte de crédit. « L’étalement des paiements rejoint tout particuliè­rement cette clientèle » à la situation financière plus serrée, dit Mme Bégin.

L’endettemen­t inquiète encore peu

Si l’on écarte les hypothèque­s, l’endettemen­t général des Canadiens a baissé en 2020.

À l’heure actuelle, chaque ménage canadien doit en moyenne 1,72 $ pour chaque dollar qu’il gagne. Avant la pandémie, ce ratio était de 1,74 $ par dollar gagné, sinon plus. La hausse de valeur de l’immobilier, l’aide gouverneme­ntale d’urgence et une fermeture prolongée des commerces ont contribué à cette légère baisse.

Les dossiers d’insolvabil­ité ont ralenti durant la pandémie, note Sophie Desautels, de Raymond Chabot. Alors, après des mois de restrictio­ns, il est normal d’avoir envie de se gâter — surtout lorsqu’on a moins dépensé et pu mettre de l’argent de côté —, mais « ce n’est pas parce qu’on a un petit peu plus de flexibilit­é maintenant que ce sera encore vrai quand tout reviendra à la normale », croit-elle.

« Quand on consomme, que ce soit en ligne ou en magasin, il faut penser à son budget mensuel, mais aussi penser à long terme », rappelle la syndique autorisée. C’est encore plus vrai quand on utilise des services de paiement en différé qui étalent nos dépenses sur les mois à suivre. Mieux vaut avoir un budget bien ficelé et tenir à jour un registre des prélèvemen­ts à prévoir.

Le surendette­ment par achat différé n’inquiète toutefois pas les spécialist­es en finances personnell­es — à court terme, du moins. Cela dit, même s’il est légèrement mieux qu’il y a un an, le niveau d’endettemen­t des Canadiens pourrait finir par les rattraper, avance Julien Brault, créateur de l’applicatio­n de finances personnell­es Hardbacon.

« La question de l’endettemen­t des ménages existait déjà avant, mais l’arrivée d’outils de paiement différé pourrait rendre le problème plus apparent », dit-il. Il faut savoir distinguer le bon crédit — qui permet d’acquérir des actifs importants, comme une maison, ou qui permet de payer ses études — du mauvais crédit — qui endette le consommate­ur pour des biens de consommati­on courante, comme un vêtement.

« Les gens qui ont déjà un problème de surconsomm­ation pourraient voir ce problème exacerbé par ces outils », ajoute M. Brault, qui distingue aussi du positif dans cette affaire. « Il n’y a rien de bien négatif à voir apparaître une nouvelle concurrenc­e aux Amex, Mastercard et Visa de ce monde », conclut-il.

Si vous magasinez en ligne et que votre numéro de carte de crédit est pré-enregistré sur votre appareil intelligen­t, la transactio­n peut être très rapide. Vous n’avez même pas besoin de bouger et vous pouvez commander en un clic.

SOPHIE DESAUTELS

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