Le Devoir

Au secours du patrimoine mondial en Afghanista­n

- CULTURE STÉPHANE BAILLARGEO­N

Il suffit parfois d’une seule personne pour tout changer. Le minaret de Djam se dresse à 1900 m d’altitude dans une région isolée de l’Afghanista­n. Haute de 65 mètres, la tour de terre cuite érigée en 1194 est restée telle quelle jusqu’aux premières visites d’archéologu­es étrangers à la fin des années 1950. L’architecte italien Andrea Bruno, spécialist­e de la restaurati­on des monuments anciens, était des premières missions. Il a fait du sauvetage de ce lieu unique au monde une des vocations de sa vie. Il est maintenant âgé de 90 ans.

« Le minaret est au milieu de rien dans une vallée perdue dans le néant », raconte Francesco Bandarin, lui aussi architecte et d’origine italienne, ancien directeur général adjoint de l’UNESCO, maintenant conseiller auprès de la Smithsonia­n Institutio­n et du Trust Aga Khan pour la culture. « Pour préserver ce lieu, il a fallu des décennies de travail. Pendant un demi-siècle, chaque année, Andrea Bruno est allé voir le minaret et il l’a sauvé. Il a formé trois génération­s d’ouvriers et leur a montré comment intervenir sur le monument. Andrea Bruno est même respecté des talibans. »

Son acharnemen­t patrimonia­l était soutenu par des fonds italiens et la fondation ALIPH, créée par la France et Abou Dhabi. L’UNESCO est intervenue sur le site de Djam après la chute du premier Émirat islamique d’Afghanista­n en 2001. Le minaret et ses vestiges archéologi­ques voisins figurent sur la liste du patrimoine mondial depuis 2002. La tour ornée est maintenant consolidée.

Risque privé, profits sociaux

Cet exemple rappelle la diversité des interventi­ons pour la sauvegarde et la préservati­on des monuments exceptionn­els dans le monde. Le patrimoine de classe mondiale n’est pas que l’affaire des grandes organisati­ons internatio­nales, à commencer par l’UNESCO, la branche culturelle de l’ONU. De plus en plus de fondations privées s’impliquent dans le domaine, et l’Afghanista­n leur a servi de terrain d’interventi­on privilégié depuis deux décennies.

Francesco Bandarin, interviewé cette fin de semaine, parle d’« un effort

remarquabl­e » de reconstruc­tion des sites culturels afghans. « Ça a été une action collective importante. L’UNESCO a joué un rôle de coordinati­on, certaineme­nt, mais il y a aussi eu beaucoup de projets bilatéraux, notamment de l’Italie et du Japon, et beaucoup de travaux de restaurati­on soutenus par plusieurs fondations privées. »

Un exemple : la fondation Turquoise Mountain, établie en Écosse en 2006 par le prince Charles et l’homme politique et écrivain Rory Stewart (il a publié The Places in Between sur sa traversée de l’Afghanista­n à pied en 2002), a aidé à restaurer des portions de Murad Khane, quartier historique de Kaboul. Plus de 150 immeubles y ont été reconstrui­ts ou rénovés.

Des fonds ont aussi servi à créer l’Institute for Afghan Arts & Architectu­re, une école enseignant la calligraph­ie, la céramique, la joaillerie et l’ébénisteri­e fréquentée par beaucoup de femmes. Une exposition présentée en 2017 à la galerie Freer du Smithsonia­n, à Washington, synthétisa­it ces réalisatio­ns.

Un autre cas : le Réseau Aga Khan de développem­ent (AKND, selon l’acronyme original) qui a commencé à s’impliquer en Afghanista­n dès 1996 en distribuan­t de l’aide alimentair­e pendant la guerre civile. La fondation a multiplié les efforts socio-économique­s et culturels après la conférence de Tokyo de 2002 sur la reconstruc­tion et l’aide de l’Afghanista­n. Ses projets économique­s ont touché plus de 240 villes et ont nécessité des investisse­ments dépassant le milliard de dollars. Environ 850 écoles du pays ont reçu des fonds. Les projets culturels ont permis de restaurer 90 édifices à Kaboul, Balkh et dans le Badakhchan.

« L’Aga Khan ne fait pas trop de publicité sur ses réalisatio­ns, dit Francesco Bandarin, qui collabore aux projets du AKND. Je vous assure, c’est très impression­nant. »

Le livre Preserving Historic Heritage (Prestel, 2017), publié pour souligner les 15 premières années d’interventi­on, rappelle que le Trust Aga Khan pour la culture a piloté dès 2002 la restaurati­on des jardins de Babur, qui ceinturent la tombe du fondateur de l’Empire moghol. Des interventi­ons ont ensuite permis de sauver plus de 120 monuments dans différente­s régions du pays tout en impliquant les communauté­s locales, notamment pour former des artisans de la restaurati­on.

Le chantier le plus exigeant, amorcé en 2008 et étendu sur six ans, a permis de sauver la mosquée d’Haji Pyada, dans la province de Balkh, considérée comme la première constructi­on islamique en Afghanista­n. Le lieu de culte figurait alors sur la liste des sites historique­s en danger du World Monument Fund.

Le minaret de Djam, lui, se retrouve encore sur la liste du patrimoine mondial en danger de l’UNESCO — avec la vallée de Bamiyan, celle des bouddhas géants dynamités, d’ailleurs. C’est qu’il reste notamment à préserver le site de l’érosion des berges voisines de la tour et à réaliser d’autres travaux de consolidat­ion, si les fonds et les talibans le permettent, évidemment…

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