La pénurie de papier secoue le milieu de l’édition
La pénurie de papier made in Québec, et surtout de papier recyclé, cause des maux de tête aux imprimeurs et aux éditeurs de livres et de magazines. Exemple ? Le magazine Nouveau Projet a prévenu la semaine dernière ses abonnés d’un retard de près de 15 jours dans la livraison de son 20e numéro. Le Québec se destine-t-il à devenir « sans-papiers » ?
Explosion des prix du papier qui entraîne une hausse des coûts d’impression, ralentissement des calendriers de production par manque d’inventaire, difficulté de faire les réimpressions des livres qui connaissent du succès avant qu’il en manque en librairie. Les trop petits stocks de papiers faits au Québec présentement disponibles ont de multiples conséquences.
« Le papier 100 % recyclé, comme celui que nous utilisons pour toutes nos publications, n’est pas disponible en quantité suffisante », expliquait la semaine dernière à ses abonnés le rédacteur en chef de Nouveau Projet, Nicolas Langelier. Le magazine ne sera pas seul à souffrir de la pénurie, car « pour le texte noir, celui qu’on trouve dans le livre non illustré, les éditeurs impriment grandement sur le papier recyclé au Québec aujourd’hui », comme le confirme l’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL).
Nouveau Projet est depuis ses débuts en 2012 imprimé sur du papier recyclé — du Rolland Enviro 100, fait de fibres recyclées à 100 %. Le nouveau numéro devait être livré au bureau de l’éditeur le 16 août, après son impression chez TC Transcontinental. Il ne le fut que cette semaine. « Ce qui veut dire que vous ne recevrez sans doute pas votre exemplaire papier avant sa sortie en kiosque, le 2 septembre », poursuivait M. Langelier dans sa note.
Manquer de tout
Ce retard est problématique, précise le patron en entretien téléphonique. « La ponctualité de la livraison est super importante dans le monde du magazine, résume-t-il. On fait des promesses à nos abonnés, nos détaillants, et nos annonceurs s’attendent à être en kiosque à un moment précis. »
« Mon imprimeur me disait hier que ça va à janvier pour les réservations de papier », ajoute le rédacteur en chef. « Il semble que [les imprimeries] TC Transcontinental elles-mêmes ont été prises de court. Et ce n’est pas un petit imprimeur. Assurément, elles ont manqué d’approvisionnement. » Une situation que n’a pas confirmée l’imprimeur, malgré les questions du Devoir.
Même problème chez Marquis, le plus gros imprimeur de livre québécois. « Si on veut du papier aujourd’hui, c’est en janvier qu’on va nous le livrer », illustre le président et chef de la direction, Serge Loubier, qui se fournit habituellement chez Résolu, Rolland et Domtar. « On veut privilégier le papier québécois, mais il y a des limites à ce qu’on peut faire. On a beaucoup de problèmes liés au manque de matières, en ce moment où l’édition québécoise est dans une belle ébullition. » Quelles matières ? Gros soupir au bout du fil : « On manque de tout, à tous les niveaux : papier, laminage, pellicule plastique de protection. Rien n’est facile à avoir. »
La loi du marché fait que cette pénurie vient avec une raide augmentation des prix. « Je n’ai pas le choix, j’applique les nouveaux tarifs sur les nouveaux lots de papier », poursuit de son côté André Gauvin, président-directeur général de l’imprimerie Gauvin. « Certains ont augmenté de 10 à 15 %. » La part du papier, explique-t-il, compte pour environ 30 à 35 % du coût de production d’un livre de 240 pages.
Là aussi, on venait de passer une commande de papier recyclé qui ne sera livrée qu’en février. Impossible de compenser par des papiers venus d’Asie ou d’Europe, bloqués quelque part en chemin. « Pour le papier de base, ça va, indique M. Gauvin ; c’est le recyclé qui pose problème. » Et c’est le plus demandé, désormais, car on le croit plus écologique.
Le recyclé, pour l’environnement et pour l’image
Pour certains éditeurs comme Nouveau Projet, pas de doute : imprimer sur du papier recyclé, « c’est une question de respect de l’environnement, de réutilisation des ressources. Dans mon esprit, ça participe aussi à l’image globale de la maison d’édition ». Même principe aux éditions Écosociété, qui se sont tournées vers le recyclé dans les années 1990, comme le rappelle le responsable de production, Kevin Cordeau. « C’était pas tendance à l’époque, c’était même snobé, encore considéré comme une espèce de sous-papier. »
La pénurie de papier, c’est dans les retards sur les réimpressions qu’Écosociété la sent. En avril dernier, un livre succès surprise s’est ainsi trouvé à court de tirage pour un petit moment, par manque de papier pour le réimprimer rapidement et fournir la demande inattendue des librairies. « Ça devient difficile d’avoir une stratégie solide », commente M. Cordeau, car par souci écologique, Écosociété veut également éviter de faire des premiers tirages trop gros… Une modération qui entraîne le risque d’augmenter les besoins de réimpression pour les livres qui cartonnent de manière impromptue — ce que tout éditeur souhaite.
Chez Rolland, principal producteur de papier fait de fibres recyclées au Québec, la vice-présidente ventes et marketing, Renée Yardley, détaille : « le moulin a une capacité de production de 150 000 tonnes par an, pas plus. Nos clients de longue date, on n’a pas de problèmes à les fournir ». Mais au sortir des confinements, les demandes ont augmenté en flèche, et comme le moulin avait aussi fermé un temps par restrictions sanitaires, les inventaires étaient rognés.
Résolu ne fait pas de recyclé. Chez Domtar, « le papier à contenu recyclé représente environ 20 % du papier vendu dans l’édition et est utilisé notamment pour l’impression de manuels scolaires », précise Providence Cloutier, la directrice aux communications et affaires publiques. Chez Rolland, on produit un papier fait à 30 % de fibres recyclées, un autre à 100 %. Les confinements ont asséché la source de fibres principale. « On utilise peu le papier récupéré dans les sites municipaux, précise Mme Yardley, mais plutôt celui du gouvernement, des écoles, des bureaux. Quand ces lieux ont fermé, c’est devenu difficile à trouver. Ces facteurs ont contribué à l’augmentation des coûts du papier. »
Trop mature pour croître
Rolland ne voit pas là une occasion de croissance. Les machines demandent un investissement trop lourd, pour un marché qu’on estime à maturité depuis longtemps. « Ça coûte des millions. Notre dernière machine de papier, on l’a installée au Québec dans les années 1980. Aujourd’hui, ce serait un énorme investissement pour un boom qu’on estime être de court ou moyen terme », et ce même si « beaucoup d’autres clients aimeraient avoir plus de papier, et on n’est pas capable de les fournir ».
Imprimer sur papier recyclé, « pour nous, ça implique des coûts plus élevés », nomme Nicolas Langelier. Car oui, le papier recyclé coûte plus cher que le papier vierge. Sauf chez Marquis, à la suite de l’opération Livre vert menée au début des années 2000. « On a conclu une entente avec Rolland pour offrir le papier recyclé au même prix, parce qu’on voulait provoquer un changement. », rappelle M. Loubier.
Un changement qui pourrait se poursuivre, et plus en profondeur. « À l’ANEL, à la demande des membres, un comité spécial sur l’écologie du livre a été formé cette année afin que les éditeurs puissent échanger sur des pratiques plus “vertes” pour le secteur du livre », indique la directrice générale, Karine Vachon. Au début de son mandat, ce comité rêve déjà de produire rapidement un guide de bonnes pratiques, comme l’a appris Le Devoir.