Prendre des couleurs
Difficile de déterminer avec certitude si la présente campagne électorale au Canada compte bel et bien parmi les plus ternes et les plus ennuyeuses de tous les temps. Tout de même, on dirait bien que oui. Quelle platitude ! Il est vrai que les élections, un peu partout, apparaissent désormais décolorées, sans le moindre relief particulier, soumises à des technocrates du pouvoir quasi interchangeables. À cet égard, le scrutin canadien, lancé en pleine pandémie, sans raison, ne constitue en rien une exception. L’électorat est appelé à choisir entre cinquante nuances de gris à l’attrait aussi pauvrement racoleur que le livre du même nom. Entre le gris arboré par les libéraux ou celui des conservateurs, la distinction se résume aux pigments de certaines positions, comme celles sur le nationalisme ou l’écologie, dont on peine par moments à croire qu’elles constituent autre chose, pour eux comme pour des tiers partis, que de simples appâts pour la pêche à l’électorat.
Il apparaît loin ce temps où de vastes segments de la population s’investissaient, sous le chapiteau des élections, dans une action politique militante et structurante, au nom d’enjeux collectifs de fond. En Occident, l’effondrement des taux de participation aux scrutins n’est qu’un indice d’un revirement historique quant à l’espace accordé à l’importance du jeu électoral dans les consciences. Quoi qu’on dise, le plus grand parti aujourd’hui est celui des indécis et de ceux qui s’abstiennent de voter. Les individus n’investissent plus leur temps dans la vie publique ou alors très peu. L’horizon de l’élection, cette suprême illusion de la représentation de ses intérêts, n’attire plus autant de croyants. Pourquoi ?
On demande de voter librement à des individus soumis tout entiers à la logique d’un système unifié, celui du privé, du privatisé. Tout le monde est isolé, à l’image de l’isoloir, ce dispositif censé assurer à lui seul la sincérité des élections. Dans ce cadre étriqué, même des gens supposément de gauche accouchent de concepts qui ne font qu’avaliser cette logique du chacun pour soi. N’a-t-on pas assez entendu, à gauche, répéter cet affligeant mantra selon lequel « acheter, c’est voter » ?
Ce rapport étroit à la politique n’est pas le fruit d’une conspiration, d’un complot ou d’une conjuration, mais bien d’une vision du monde. Une épaisse odeur de dollars l’enveloppe. Si bien que tout ce gris des partis est tenu pour la vraie couleur de la vie.
Au temps des Romains, la souplesse du latin permettait de décrire autrement les couleurs de l’existence. Ainsi existait-il, ne serait-ce que pour identifier diverses variantes de la couleur rouge, une vingtaine de mots d’usage courant. Pour décrire les couleurs de notre monde, nous n’avons plus besoin au fond que d’un seul mot : l’argent. Le sens de toutes les valeurs, y compris en politique, se mesure à la valeur suprême de l’économie. C’est l’argent qui est placé au centre de nos vies.
À la radio, j’ai noté l’éclat de quelques mots à propos de ces élections. Ils appartiennent tous à l’horizon économique, confondu parfois avec celui du monde du sport. On oublie que l’avalanche de statistiques et de données techniques des analyses sportives découle de ce même appétit pour l’économie. « Ça pourrait lui rapporter » ; « une belle performance » ; « compter des points » ;
« la combinaison gagnante » . Cette énorme domination idéologique de l’économique, la tenons-nous aussi fort par la main de peur qu’elle se décide à nous prendre à la gorge ? Pour servir l’avenir, que laisserons-nous derrière nous ? Les Romains nous ont légué des ruines que nous admirons. Que dira-t-on, en comparaison, de la contemplation de nos montagnes de déchets, principaux témoins de notre appétit infini à consommer le monde ?
L’univers scolaire lui-même apparaît soumis à cette logique écrasante du marché. Les élèves, à la rentrée, sont appelés à « magasiner leurs cours », tandis que notre système d’éducation public tombe en ruine. Comment une société qui se targue d’être riche peut-elle se montrer à ce point aveuglée par les signes patents de son appauvrissement ?
Nous parlons. Nous discutons. Nous écrivons. Cependant, quoi que nous fassions, il est toujours question d’argent. L’évocation constante de chiffres dispense de se fier à son propre jugement. Elle trompe jusqu’au sens commun. J’ignore les recettes d’un film comme Le club Vinland, où brillent l’excellent Sébastien Ricard et le grand Rémy Girard. Mais au milieu de la grisaille d’un temps passé qui n’a jamais vraiment passé, ce film illustre ce qui, dans le nôtre, mérite encore et toujours d’être réalisé : l’ouverture de nos esprits grâce au pouvoir de l’éducation. L’éducation, voilà certes un champ de compétence provinciale. Les élections fédérales n’ont rien à voir là-dedans. Du moins en principe. Cependant, en pratique, notre bêtise collective se trouve enracinée là. Notre jardin est à dessoucher et à cultiver, sous n’importe quel horizon. L’éducation aux affaires de l’État, à l’émancipation sociale et à notre responsabilité collective n’existe à peu près pas désormais dans notre société. Elle a été réduite à l’onction accordée aux gestes individuels. Chacun est invité à apporter sa contribution, depuis chez lui, dans son propre isoloir, sans jamais qu’il soit trop question de se repenser au-delà de soi.
Libres, nous le sommes en ce monde quand il est question d’acheter une piscine à payer en une suite de mensualités jugées faciles. Nous oublions volontiers que la liberté consiste surtout à apprendre à nager, c’est-à-dire à s’éduquer afin de ne pas être emporté par la moindre vaguelette d’idées toutes grises, au milieu du brouillard ambiant.