Le Devoir

Une interpréta­tion problémati­que de la Révolution tranquille

Une grille de lecture différente peut être avantageus­e du point de vue des gains heuristiqu­es

- Denis Monière et Robert Comeau Historiens

L’histoire est une discipline qui produit des savoirs instables. Chaque génération d’historiens cherche à se démarquer de ses prédécesse­ures en réécrivant l’histoire en fonction de nouvelles hypothèses, de sorte que les interpréta­tions d’hier sont remises en cause et que celles d’aujourd’hui le seront probableme­nt par les prochaines génération­s. Ainsi va l’histoire.

Loin de nous l’idée de récuser la nécessité de revoir les analyses du passé, mais cela exige de la rigueur méthodolog­ique. La question n’est pas de savoir si on peut proposer une autre grille de lecture de la Révolution tranquille, mais si celle-ci est avantageus­ee du point de vue des gains heuristiqu­es.

Les historiens Martin Pâquet et Stéphane Savard ont publié dans Le Devoir d’Histoire un texte résumant leur dernier livre, Brève histoire de la Révolution tranquille (« Quelques idées reçues sur la Révolution tranquille », Le Devoir, 8 mai 2021). Cette réinterpré­tation ne nous a pas convaincus parce qu’elle soulève des questions de méthode.

Périodisat­ion

Le nouveau découpage de la période est en soi problémati­que. Pourquoi avoir choisi 1983 pour clore la période ? À notre avis, 1983 ne se compare pas à 1960 : un changement de gouverneme­nt n’est pas de même nature qu’une crise syndicale.

Ce qu’on a appelé Révolution tranquille dans l’historiogr­aphie se caractéris­e par une rupture institutio­nnelle avec la période précédente. Il y a eu à partir de 1960 une revalorisa­tion des fonctions de l’État par la création d’une multitude de nouvelles institutio­ns liées à l’État du Québec.

Rien de tel ne se produit en 1983, où il n’y a aucun changement institutio­nnel. Pour les auteurs, c’est un critère idéologiqu­e, soit le soutien à l’État providence, qui est le marqueur du début et de la fin de la Révolution tranquille. Mais alors, comment expliquer qu’après 1985 avec l’élection des libéraux, on ait conservé presque intégralem­ent les acquis de la Révolution tranquille ?

Pour baliser le début et la fin de la Révolution tranquille, il faudrait que les auteurs utilisent des critères semblables. Rien de tel. Ils mettent sur le même pied une transforma­tion de l’appareil d’État et une orientatio­n idéologiqu­e, qui n’a pas eu d’effets institutio­nnels, ni en 1983, ni en 1985.

Le critère qui pourrait servir à baliser l’avant et l’après devrait être la dissociati­on entre la société civile et le système politique. Ce phénomène s’est manifesté en 1960 quand les institutio­ns politiques ont dû rattraper l’évolution de la société en se modernisan­t et, à l’autre bout du processus, on pourrait identifier 1970 avec l’élection de Robert Bourassa ou encore 1995-1996 avec l’échec du référendum et l’arrivée au pouvoir de Lucien Bouchard, qui représente une autre dissociati­on entre l’État et la société.

L’autre solitude

Les auteurs prennent peu en compte ce qui se passe sur la scène fédérale. Ils adhèrent sans s’en rendre compte à la doxa nationalis­te qui fait croire que le Québec est libre de ses choix, ce qui occulte les effets des politiques fédérales. Ils évoquent le rôle du fédéral avec parcimonie par de courtes allusions.

Or, le développem­ent de l’État providence n’est pas une exclusivit­é québécoise. Le Canada poussait aussi les provinces dans cette direction. Pourquoi restreindr­e le sens de la Révolution tranquille au développem­ent de l’État providence, qui n’est pas spécifique au Québec ?

Cette approche est réductrice et cache un aspect fondamenta­l pour comprendre la Révolution tranquille et qui lui donne sa spécificit­é, soit le processus d’émancipati­on nationale qu’elle a mis en branle sous diverses formes. Ce qui caractéris­e cette époque, c’est la volonté de maîtriser et d’utiliser l’État pour transforme­r les rapports de force.

Selon les auteurs, le moteur de la Révolution tranquille, ce sont d’abord les élites « définitric­es ». Or cette logique est vraie dans toutes les sociétés et ne peut servir à caractéris­er ce qui s’est passé au Québec. L’analyse de classe est tronquée. S’il y a une bourgeoisi­e surtout technocrat­ique qui profite de l’État, elle n’est pas seule à en profiter.

Quelles sont les autres classes qui étaient en lutte ? Or, les auteurs restent flous et se contentent de la métaphore du haut et du bas qui est loin d’être sociologiq­ue. Ils réduisent la complexité de la période en dissociant arbitraire­ment la question nationale de la question sociale pour mieux mettre en valeur l’action autonome des groupes de pression. Leur analyse ne rend pas compte de la réalité de l’époque.

Le mouvement féministe, par exemple, s’est développé dans le cadre du mouvement indépendan­tiste. Il y avait aussi des liens très étroits entre le mouvement syndical et le mouvement indépendan­tiste. Les auteurs oublient les interactio­ns entre les acteurs sociaux et les acteurs politiques et projettent sur le passé la conjonctur­e actuelle où les forces sociales et les forces politiques sont désarticul­ées.

Parti pris

Le parti pris des auteurs est de marginalis­er le politique dans le processus de constructi­on de la société et dans les choix collectifs. Ils font comme si le changement de parti au pouvoir n’avait pas d’importance en se focalisant sur les acteurs de la société civile. Ils minimisent par exemple l’importance de l’arrivée au pouvoir de Jean Lesage en 1960 ou encore celle de Pierre Trudeau à Ottawa en 1968.

Les auteurs reviennent sans s’en rendre compte à la vieille tradition de l’apolitisme ou de la dévalorisa­tion du politique comme instrument de changement social. Ils privilégie­nt dans l’explicatio­n historique les groupes de la société civile qui agissent au nom de valeurs particuliè­res et font des pressions pour obtenir des changement­s. Ils négligent la fonction d’agrégation des partis et passent sous silence par exemple le rôle du Parti québécois et son hégémonie sur la société civile. Ils privilégie­nt plutôt l’autonomie d’action des groupes de citoyens et en font les acteurs principaux.

Il s’agit d’un choix idéologiqu­e qui n’est pas plus scientifiq­ue que celui des adeptes de l’histoire politique. L’histoire sociale peut s’avérer même plus hasardeuse que l’histoire politique, car l’action des groupes de pression est plus difficile à évaluer empiriquem­ent et laisse plus de place aux approximat­ions et aux jugements idéologiqu­es.

Les groupes de pression n’ont pas de compte à rendre à la société, ils sont moins transparen­ts dans leur fonctionne­ment que les partis politiques, dont les activités sont publiques et réglementé­es. Le contrôle des faits est moins accessible au chercheur dans le cas des minorités actives.

Même s’ils ne sont pas les premiers à le faire, les auteurs ont le mérite de souligner le rôle des groupes de pression et la montée de la parole citoyenne dans le processus politique, mais ils tordent le bâton trop loin dans l’autre sens, ce qui les amène à occulter les interactio­ns entre le monde associatif et le monde politique.

Ce sont les partis qui filtrent et sélectionn­ent les demandes formulées par les groupes de la société civile et qui les transforme­nt en décisions qui s’appliquent à l’ensemble de la société. Le politique reste au centre de l’échiquier et gère les interactio­ns sociales.

Le ratatineme­nt du politique proposé dans cette lecture de la Révolution tranquille ne nous paraît pas rendre compte de façon juste et complète de cette période complexe qui a profondéme­nt changé la société québécoise.

 ?? JACQUES GRENIER LE DEVOIR ?? Le mouvement féministe, par exemple, s’est développé dans le cadre du mouvement indépendan­tiste. Il y avait aussi des liens très étroits entre le mouvement syndical et le mouvement indépendan­tiste, écrivent les auteurs du texte.
JACQUES GRENIER LE DEVOIR Le mouvement féministe, par exemple, s’est développé dans le cadre du mouvement indépendan­tiste. Il y avait aussi des liens très étroits entre le mouvement syndical et le mouvement indépendan­tiste, écrivent les auteurs du texte.

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