Le Devoir

Un climat hostile

Nous ne trouvons pas les mots pour faire de la question écologique une cause commune claire et conséquent­e

- ENVIRONNEM­ENT Alain Deneault Professeur de philosophi­e au campus de la Péninsule acadienne de l’Université de Moncton et auteur de L’économie de la nature (Lux Éditeur, 2019) Des commentair­es ou des suggestion­s pour Des Idées en revues ? Écrivez à rdutr

L’heure n’est plus à la conviviali­té spontanée, à l’harmonie facile, au Buen Vivir emprunté. La représenta­tion souriante du mouvement écologiste, l’option enviable qu’il semblait constituer parmi d’autres, la transition tranquille à laquelle il nous invitait… virent à la confrontat­ion.

Il ne suffit pas simplement d’acheter pour voter. Le recyclage des ordures ne sauve pas les âmes. L’emballage vert des produits de la grande distributi­on devient lui-même un problème à l’heure du zéro déchet. Un autre climat s’installe. Atmosphéri­que comme psychologi­que. Les deux sont intimement liés.

Le débat se fait vif entre les tenants de la lucidité, ceux qui ne veulent plus se mentir et regardent en face la perspectiv­e de l’effondreme­nt des ensembles vivants, lequel entraînera les organisati­ons sociales, et les autres, qui voudraient tant qu’on les berce encore d’un peu d’illusions.

Yves Cochet, ancien ministre de l’Environnem­ent de France et « collapsolo­gue » à l’Institut Momentum, nous dit que, pour s’en sortir, il fau

drait tout de suite diviser la production nationale par dix ! Aborder ainsi le propos, c’est s’assurer de perdre ses amis avant même d’avoir terminé son exorde.

Annoncez à un proche qu’il faut impérative­ment et sur-le-champ mettre fin à la consommati­on des produits laitiers. Enjoignez-lui de devenir tout de suite végétalien. Dites-lui, à propos de tous les voyages dont il parle encore, qu’ils seront les derniers. Que sa voiture doit tout de suite appartenir également à ses cinq voisins immédiats… On vous engueulera pour un oui ou pour un non.

Parce que notre mode de vie est devenu plus encore que le symbole d’une appartenan­ce de classe, c’est un droit, un gage de liberté. Qu’on soit de gauche ou de droite, pour ceux qui y voient un sens. C’est branchés à nos élaboratio­ns psychiques que se racontent nos achats, nos petites et grandes possession­s, notre rythme de vie.

Il ne vient à l’esprit de presque personne que les scènes les plus banales de notre cinéma — sauter dans une voiture, manger sur le pouce un repas chaud, changer de chemise plusieurs fois par semaine — apparaîtro­nt comme de la science-fiction avant longtemps. […]

Le sujet le plus représenta­tif du temps est celui qui, désespéré, mesure la vanité de ses efforts. Qu’il rompe avec la société de consommati­on, crée un jardin communauta­ire pour être autosuffis­ant au prix d’efforts inouïs, adopte un régime de vie des plus frugaux, qu’il se déplace à dos d’âne et se soigne à partir des plantes qu’il cultive… il mesurera qu’au-delà d’une expérience personnell­e potentiell­ement enrichissa­nte, il ne changera rien à l’hypothèse sérieuse d’un effondreme­nt imminent de nos dynamiques écologique­s et sociales.

Son engagement n’aurait de sens qu’en vertu d’un « si » magique, à savoir que si tous s’y mettaient subitement dans la minute même, nous mettrions les chances de notre côté. Sinon, notre entendemen­t reste indifféren­t aux menaces qui ne sont pas immédiates, spectacula­ires, abruptes. Nous nous faisons collective­ment à la mort lente.

Nous sommes donc de plus en plus nombreux à vouloir nommer sans détour ce qu’il en est de notre conjonctur­e, à vouloir mettre fin aux coalitions stériles et aux discours mielleux qui taisent l’identité des coupables, et qui s’accommoden­t du régime qui nous a plongés dans cet état de misère.

Le discours des petits pas dans la bonne direction tient de la bêtise quand on connaît la proximité des échéances qui nous séparent de ruptures historique­s graves. Mais dans ce climat d’urgence, nous ne trouvons pas les mots pour […] faire de la question écologique une cause commune claire et conséquent­e. Nous ne savons pas traiter de cette question alors qu’elle se révèle la plus immédiatem­ent et la plus terribleme­nt éminente.

Ne parlons même pas de l’esthétique de la catastroph­e que le cinéma d’Hollywood a mise en avant, ni des champs d’expertise des sciences traitant nommément du sujet. Le catastroph­isme n’a de sens que s’il nous permet d’éviter la catastroph­e, et donc que s’il s’associe à une force historique capable d’action.

Or, les production­s à grand déploiemen­t, pas plus que les théories mathématiq­ues se réclamant explicitem­ent de la catastroph­e, ne peuvent y parvenir. Les premières exaltent autant la dramatique dont est capable une oeuvre de fiction que notre profond sentiment d’impuissanc­e. Les secondes intègrent l’apocalypse à des modèles arithmétiq­ues donnant l’impression de pouvoir gérer l’inacceptab­le plutôt que de tenter de le conjurer.

Que nous reste-t-il, pour parler, pour se dire en notre temps, lorsque nous faisons fi du jovialisme boy-scout des mouvements écologiste­s heureuseme­nt conviviaux, d’un cinéma stérile par ses côtés inutilemen­t stressants ou des théories mathématiq­ues jonglant très abstraitem­ent avec la grenade dégoupillé­e de la catastroph­e ?

Le discours des petits pas dans la bonne direction tient de la bêtise quand on connaît la proximité des échéances qui nous séparent de ruptures historique­s graves

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