Un climat hostile
Nous ne trouvons pas les mots pour faire de la question écologique une cause commune claire et conséquente
L’heure n’est plus à la convivialité spontanée, à l’harmonie facile, au Buen Vivir emprunté. La représentation souriante du mouvement écologiste, l’option enviable qu’il semblait constituer parmi d’autres, la transition tranquille à laquelle il nous invitait… virent à la confrontation.
Il ne suffit pas simplement d’acheter pour voter. Le recyclage des ordures ne sauve pas les âmes. L’emballage vert des produits de la grande distribution devient lui-même un problème à l’heure du zéro déchet. Un autre climat s’installe. Atmosphérique comme psychologique. Les deux sont intimement liés.
Le débat se fait vif entre les tenants de la lucidité, ceux qui ne veulent plus se mentir et regardent en face la perspective de l’effondrement des ensembles vivants, lequel entraînera les organisations sociales, et les autres, qui voudraient tant qu’on les berce encore d’un peu d’illusions.
Yves Cochet, ancien ministre de l’Environnement de France et « collapsologue » à l’Institut Momentum, nous dit que, pour s’en sortir, il fau
drait tout de suite diviser la production nationale par dix ! Aborder ainsi le propos, c’est s’assurer de perdre ses amis avant même d’avoir terminé son exorde.
Annoncez à un proche qu’il faut impérativement et sur-le-champ mettre fin à la consommation des produits laitiers. Enjoignez-lui de devenir tout de suite végétalien. Dites-lui, à propos de tous les voyages dont il parle encore, qu’ils seront les derniers. Que sa voiture doit tout de suite appartenir également à ses cinq voisins immédiats… On vous engueulera pour un oui ou pour un non.
Parce que notre mode de vie est devenu plus encore que le symbole d’une appartenance de classe, c’est un droit, un gage de liberté. Qu’on soit de gauche ou de droite, pour ceux qui y voient un sens. C’est branchés à nos élaborations psychiques que se racontent nos achats, nos petites et grandes possessions, notre rythme de vie.
Il ne vient à l’esprit de presque personne que les scènes les plus banales de notre cinéma — sauter dans une voiture, manger sur le pouce un repas chaud, changer de chemise plusieurs fois par semaine — apparaîtront comme de la science-fiction avant longtemps. […]
Le sujet le plus représentatif du temps est celui qui, désespéré, mesure la vanité de ses efforts. Qu’il rompe avec la société de consommation, crée un jardin communautaire pour être autosuffisant au prix d’efforts inouïs, adopte un régime de vie des plus frugaux, qu’il se déplace à dos d’âne et se soigne à partir des plantes qu’il cultive… il mesurera qu’au-delà d’une expérience personnelle potentiellement enrichissante, il ne changera rien à l’hypothèse sérieuse d’un effondrement imminent de nos dynamiques écologiques et sociales.
Son engagement n’aurait de sens qu’en vertu d’un « si » magique, à savoir que si tous s’y mettaient subitement dans la minute même, nous mettrions les chances de notre côté. Sinon, notre entendement reste indifférent aux menaces qui ne sont pas immédiates, spectaculaires, abruptes. Nous nous faisons collectivement à la mort lente.
Nous sommes donc de plus en plus nombreux à vouloir nommer sans détour ce qu’il en est de notre conjoncture, à vouloir mettre fin aux coalitions stériles et aux discours mielleux qui taisent l’identité des coupables, et qui s’accommodent du régime qui nous a plongés dans cet état de misère.
Le discours des petits pas dans la bonne direction tient de la bêtise quand on connaît la proximité des échéances qui nous séparent de ruptures historiques graves. Mais dans ce climat d’urgence, nous ne trouvons pas les mots pour […] faire de la question écologique une cause commune claire et conséquente. Nous ne savons pas traiter de cette question alors qu’elle se révèle la plus immédiatement et la plus terriblement éminente.
Ne parlons même pas de l’esthétique de la catastrophe que le cinéma d’Hollywood a mise en avant, ni des champs d’expertise des sciences traitant nommément du sujet. Le catastrophisme n’a de sens que s’il nous permet d’éviter la catastrophe, et donc que s’il s’associe à une force historique capable d’action.
Or, les productions à grand déploiement, pas plus que les théories mathématiques se réclamant explicitement de la catastrophe, ne peuvent y parvenir. Les premières exaltent autant la dramatique dont est capable une oeuvre de fiction que notre profond sentiment d’impuissance. Les secondes intègrent l’apocalypse à des modèles arithmétiques donnant l’impression de pouvoir gérer l’inacceptable plutôt que de tenter de le conjurer.
Que nous reste-t-il, pour parler, pour se dire en notre temps, lorsque nous faisons fi du jovialisme boy-scout des mouvements écologistes heureusement conviviaux, d’un cinéma stérile par ses côtés inutilement stressants ou des théories mathématiques jonglant très abstraitement avec la grenade dégoupillée de la catastrophe ?
Le discours des petits pas dans la bonne direction tient de la bêtise quand on connaît la proximité des échéances qui nous séparent de ruptures historiques graves