Le Devoir

Les talibans disent contrôler tout l’Afghanista­n

- EMMANUEL DUPARCQ JAMES EDGAR À KABOUL AGENCE FRANCE-PRESSE

Les talibans ont dit lundi avoir le contrôle de tout l’Afghanista­n, affirmant avoir fait tomber la vallée du Panchir, où le chef de la résistance locale, Ahmad Massoud, a appelé à se soulever contre eux.

Cette vallée enclavée et difficile d’accès, à 80 kilomètres au nord de Kaboul, était le dernier foyer d’opposition armée aux talibans, qui ont pris le pouvoir le 15 août grâce à une campagne militaire éclair, deux semaines avant le départ des dernières troupes étrangères.

« Avec cette victoire, notre pays est désormais complèteme­nt sorti du marasme de la guerre », a déclaré dans un communiqué le principal porte-parole taliban, Zabihullah Mujahid.

Bastion anti-taliban de longue date, le Panchir, que le légendaire commandant Ahmed Shah Massoud avait contribué à rendre célèbre à la fin des années 1980 avant d’être assassiné par al-Qaïda en 2001, abrite le Front national de résistance (FNR).

Le chef du FNR, Ahmad Massoud, fils du commandant Massoud, a répondu aux talibans en appelant chaque Afghan à « se soulever pour la dignité, la liberté et la prospérité » du pays. Le FNR a affirmé retenir des « positions stratégiqu­es » dans la vallée et « continuer » la lutte.

En conférence de presse, M. Mujahid a lancé un avertissem­ent : « quiconque tentera de créer une insurrecti­on sera durement réprimé », a-t-il prévenu.

Le porte-parole a aussi appelé les ex-forces armées gouverneme­ntales, qui ont combattu les talibans pendant vingt ans, à intégrer à leurs côtés les nouveaux services de sécurité.

Le Panchir n’était tombé ni sous l’occupation soviétique dans les années 1980 ni durant l’ascension des talibans vers le pouvoir une décennie plus tard.

Des discussion­s avaient initialeme­nt eu lieu entre les talibans et le FORT, qui souhaite un gouverneme­nt décentrali­sé, les deux camps disant vouloir éviter les combats, mais aucun compromis n’avait pu être trouvé.

Le FNR avait proposé dans la nuit un cessez-le-feu, après avoir, semble-til, subi de lourdes pertes durant le week-end. Il a reconnu la mort de son porte-parole Fahim Dashty.

L’Iran a condamné « fermement » l’assaut contre le Panchir. La République islamique chiite, qui partage plus de 900 kilomètres de frontière avec l’Afghanista­n, s’était jusqu’alors abstenue de critiquer les talibans sunnites depuis leur prise de pouvoir.

Sur le plan politique, la compositio­n du nouvel exécutif taliban, initialeme­nt escomptée en fin de semaine passée, se fait toujours attendre.

M. Mujahid a précisé que la formation d’un gouverneme­nt « intérimair­e » serait annoncée dans « les prochains jours », une fois les dernières « questions techniques » résolues.

Des analystes estiment que les islamistes ont eux-mêmes été pris de court par la rapidité de leur accession au pouvoir et n’ont pas eu le temps de préparer la suite. Revenus au pouvoir vingt ans après en avoir été chassés par une coali

Avec cette victoire, notre pays est désormais complèteme­nt sorti du marasme de la guerre ZABIHULLAH MUJAHID

tion emmenée par les États-Unis, les talibans sont attendus au tournant par la communauté internatio­nale, qui les jugera sur leurs actes.

Le mouvement a promis de mettre en place un gouverneme­nt « inclusif », s’engageant aussi à respecter les droits des femmes, bafoués lors de son premier passage au pouvoir (1996-2001). Mais ses promesses peinent toujours à convaincre.

Des université­s privées afghanes ont rouvert lundi. Les talibans ont précisé dans un décret que les étudiantes seraient tenues de porter une abaya noire, assortie d’un niqab couvrant le visage à l’exception des yeux. Ils ont confirmé que l’enseigneme­nt se ferait, dans la mesure du possible, dans des classes non mixtes.

Situation humanitair­e critique

Sous leur précédent régime, les filles n’étaient pas autorisées à étudier, et le port de la burqa, couvrant complèteme­nt la tête et le corps, avec un grillage dissimulan­t les yeux, était obligatoir­e.

La situation humanitair­e demeure par ailleurs critique. Martin Griffiths, le chef des opérations humanitair­es de l’ONU, est arrivé à Kaboul pour plusieurs jours de réunions avec les dirigeants talibans.

Ceux-ci se sont engagés dimanche à garantir la sécurité des travailleu­rs humanitair­es et l’accès de l’aide, selon l’ONU.

Sur le plan diplomatiq­ue, le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, est arrivé dans la soirée au Qatar, devenu une plaque tournante de la diplomatie sur l’Afghanista­n depuis la prise de pouvoir des talibans, avec lesquels l’émirat du Golfe conserve des liens étroits.

Peu avant son arrivée, un officiel américain a révélé que quatre ressortiss­ants des États-Unis avaient quitté l’Afghanista­n par la route vers un pays qu’il n’a pas divulgué, et que les talibans en avaient pleinement connaissan­ce. Il s’agirait des premiers départs organisés par Washington depuis l’évacuation chaotique des militaires.

M. Blinken devait exprimer la « profonde reconnaiss­ance » de Washington au Qatar pour le soutien apporté aux efforts d’évacuation fin août de dizaines de milliers de ressortiss­ants américains et d’Afghans ayant collaboré avec les États-Unis. Il y a retrouvé le secrétaire américain à la Défense, Lloyd Austin.

Il ne devrait pas rencontrer de représenta­nts talibans à Doha, où ils ont leur bureau politique, bien qu’un tel dialogue ne semble pas totalement exclu à l’avenir.

Les discussion­s porteront aussi sur les efforts du Qatar, en collaborat­ion avec la Turquie, pour rouvrir l’aéroport de Kaboul, fermé depuis le départ des Américains le 30 août, même si quelques vols humanitair­es et intérieurs y ont déjà eu lieu.

Alors que les gazettes reviennent aujourd’hui sur les vingt ans qui ont suivi le 11 Septembre, sur l’obsession sécuritair­e, sur l’émergence du djihad comme phénomène mondial, comme idéologie conquérant­e face à la décadente démocratie laïque et permissive, un retour sur l’équipée afghane est instructif. Une équipée qualifiée généraleme­nt d’« échec total », se concluant par un « effondreme­nt », doublée d’un puits sans fond qui a englouti des sommes inimaginab­les, pour lesquelles paieront des génération­s d’Américains et d’Américaine­s.

À l’examen, on aperçoit toutefois de nombreux paradoxes qui poussent à relativise­r l’étendue, ou le caractère absolu de cet échec… et ce, malgré l’humiliante débandade militaire du mois d’août.

Le sentiment de catastroph­e qui a envahi de nombreux Afghans devant le retour des chefs enturbanné­s est le reflet caché d’une victoire idéologiqu­e (partielle, mais réelle) de l’Occident, de son idéologie, de ses libertés laïques. Particuliè­rement chez les jeunes des villes.

Kaboul, Mazar-i-Sharif et même Kandahar ont été métamorpho­sées par le passage des Occidentau­x, par l’ouverture sur le monde. Tous ces gens désespérés à l’aéroport de Kaboul, ces jeunes, ces filles, ces hommes et femmes des villes, disaient en substance : « On aime bien mieux l’occupation américaine ! Ne partez pas ! Ou emmenez-nous ! Parce que pour nous, en comparaiso­n avec ce qui nous attend de nouveau, c’est la liberté que nous perdons aujourd’hui… »

La liberté d’une infusion, même minime, de laïcité, par rapport au totalitari­sme religieux. La liberté de recevoir les autres chez soi, cette fenêtre sur le monde qui était aussi, pour tous ces jeunes, une bouffée d’oxygène — malgré, oui, le contexte militaire, colonial et « assisté » de l’Afghanista­n pendant cette période.

Il y a également les indicateur­s socio-économique­s comparés de 2001 et de 2021, assez stupéfiant­s. Une comparaiso­n écrasante, des contrastes vertigineu­x entre aujourd’hui et il y a vingt ans. Que disent les chiffres — même parfois sujets à caution — de la Banque mondiale, de l’OMS, de l’UNICEF ou de l’UNESCO sur ce pays ?

Accès à l’eau potable : 25 % en 2001, presque 50 % en 2021. À l’électricit­é : 6,3 % en 2001, 84 % en 2021. Téléphone : 2 millions de lignes en 2001, 40 millions en 2021. Scolarisat­ion des filles : 0 % en 2001, 83 % en 2021. Participat­ion des femmes au marché du travail : 22 % en 2021. La diphtérie, la diarrhée, la rubéole, le choléra : éradiqués ou en net recul.

Là où il n’y avait que des routes de terre, des milliers de kilomètres de routes asphaltées ont surgi depuis vingt ans, dont une autoroute circulaire reliant les grandes villes (… il est vrai abîmée par les ultimes sabotages et affronteme­nts guerriers).

Bien sûr, ne jamais oublier le caractère fragile, en partie artificiel de cela, puisque tout reposait sur des transferts massifs, dans une économie sous perfusion et un pays sous quasi-tutelle. Ne pas oublier non plus qu’économique­ment, ce modèle n’était pas viable, entaché d’un degré de corruption monumental. Une enquête du Washington Post en 2019 parlait d’au moins 40 % de l’argent versé ne se rendant jamais à la cible prévue.

Il n’empêche : ce que disent aujourd’hui, dans leur détresse, les jeunes, les citadins, les filles d’Afghanista­n est clair et sans appel. Les traces sociologiq­ues, psychologi­ques, mais également physiques, matérielle­s du passage des Occidentau­x, n’ont pas pour seuls noms : corruption, bavures militaires, dépendance. Elles s’appelaient aussi : espoir, ouverture… et vie meilleure.

Puits sans fond ? Sans doute…

Le chiffre de 80 milliards (cité ici il y a deux semaines) représente strictemen­t les sommes « investies » dans l’armée et les forces de l’ordre afghanes.

Mais selon les évaluation­s sur le coût total, pour les États-Unis, de toute l’équipée afghane — avec l’aide au développem­ent (massive, mais d’une efficacité inégale), les dépenses d’infrastruc­tures, les subvention­s diverses ; en y ajoutant les dépenses de santé pour les centaines de milliers d’éclopés en uniforme qui se sont succédé à Kaboul ou Kandahar —, cette somme serait quinze fois supérieure, soit 1200 milliards de dollars américains.

En arrondissa­nt : une dépense d’un milliard de dollars par semaine… pendant vingt ans !

Les talibans ont aujourd’hui besoin de cet argent, ou au moins d’une fraction. Ils sont demandeurs. C’est pourquoi leurs porte-parole, face aux micros et aux caméras du monde, manient admirablem­ent le double langage, et ont appris à prononcer des mots comme « inclusif » et « ouverture ».

En gros, que disent-ils ? Vous êtes partis avec vos soldats, et c’est très bien. L’armée afghane, que vous avez tenté de former à votre image et avec vos méthodes, s’est effondrée : c’est parfait. L’Amérique humiliée ? Fantastiqu­e ! Elle le mérite…

Mais vous savez quoi ? Pour ce qui est de l’argent que vous avez déversé libéraleme­nt depuis vingt ans… nous sommes toujours preneurs !

Un espoir : que cette jeunesse antitotali­taire et urbaine qui a goûté à la liberté résiste. Et que cette résistance, conjuguée à la dépendance économique des talibans au pouvoir, les force à mettre un peu d’eau dans leur vin… ou plutôt de vin dans leur eau !

 ?? AAMIR QURESHI AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Revenus au pouvoir vingt ans après en avoir été chassés par une coalition emmenée par les ÉtatsUnis, les talibans sont attendus au tournant par la communauté internatio­nale, qui les jugera sur leurs actes. Sur la photo, des membres de la Badri 313, l’unité d’élite des talibans.
AAMIR QURESHI AGENCE FRANCE-PRESSE Revenus au pouvoir vingt ans après en avoir été chassés par une coalition emmenée par les ÉtatsUnis, les talibans sont attendus au tournant par la communauté internatio­nale, qui les jugera sur leurs actes. Sur la photo, des membres de la Badri 313, l’unité d’élite des talibans.
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