La ligue des anciens émergents
Le Festival de musique émergente d’Abitibi-Témiscamingue s’est conclu dimanche avec une affiche de luxe rassemblant vétérans et nouveaux talents
« Ça fait longtemps que je n’ai pas vu autant de monde à la même place — c’est tellement le fun ! » a lancé Marie-Pierre Arthur, tôt dans le concert qu’elle offrait dimanche soir sur la scène du Poisson volant, en clôture du 19e Festival de musique émergente. Un joyeux programme double mettant ensuite en vedette Louis-Jean Cormier, lui aussi un habitué du festival. Pour sa part, Cormier s’est réjoui d’avoir devant lui une foule dégourdie pour ce qu’il a affirmé être « le concert le plus dansant de ma carrière », qu’il a souvent présenté ces dernières semaines dans des salles, devant un public « masqué et vissé à son siège ».
La pluie annoncée ce soir-là, celle qui a douché les fans de Barry Paquin Roberge et Marie Davidson et l’OEil nu la veille au même endroit, a même épargné les festivaliers, rendant la soirée aux abords du lac Osisko encore plus agréable. Les intentions d’Arthur et Cormier étaient claires : on s’éclate. Marie-Pierre, qui a lancé en janvier 2020 un album ayant mis du temps à exister sur scène, portait fièrement ses nouveaux habits new wave, disco façon Giorgio Moroder et synth pop. Fascinant de voir que, comme elle, Cormier aussi embrasse désormais les voluptueux synthétiseurs — joués, pour lui comme pour elle, par François Lafontaine, heureux de son double emploi.
Une affiche de luxe pour clore cette nouvelle édition « pandémique » du festival, prouvant qu’il est malgré tout possible de communier en musique en cette période de précautions sanitaires. En plein air, c’est possible ; en salle, c’est une tout autre histoire. Samedi dernier au Petit Théâtre du Vieux Noranda, les vétérans The Besnard Lakes ont pu jouer, pour la première fois devant public, les chansons de The Besnard Lakes Are the Last of the Great Thunderstorm Warnings, lancé en janvier dernier. Or, bien qu’on pût lire le bonheur des musiciens de se retrouver enfin sur scène, cette joie était contenue par l’obligation des spectateurs de demeurer assis sur leur chaise. Le rock psychédélique expansif de l’orchestre montréalais s’apprécie de toute évidence mieux en ondulant debout, puisque leurs grooves sont tout sauf statiques.
Ariane Moffatt avait sa propre solution au problème : son récent album Incarnat s’incarnera en solo, suggérant un concert où l’écoute précieuse sera privilégiée. Vendredi soir dernier, dans l’église de l’Immaculée-Conception aussi bondée que le permettaient les autorités sanitaires, l’autrice-compositrice-interprète a fait mouche. Seule au piano, s’accompagnant parfois de pistes préenregistrées et de boucles rythmiques, elle a adapté son répertoire au contexte, s’adonnant à d’amusantes digressions entre les chansons. « Je tiens aussi à remercier le festival d’avoir créé une catégorie d’ex-émergents ! »
Premières fois
Le FME aime évidemment recevoir ses anciens émergents, qui occupaient le haut de l’affiche. L’événement, qui a la réputation de donner le la à la rentrée musicale d’automne, est en cela encore le reflet des mois à venir sur nos scènes : les musiciens établis reprennent la route à la faveur d’un relâchement des contraintes sanitaires, alors que les nouveaux artistes devront batailler ferme pour se faire entendre. Cela dit, le FME ne serait pas l’événement-phare qu’il est sans nous offrir des découvertes ou de premières visites.
La DJ et compositrice Gayance et le rappeur Shreez visitaient l’Abitibi-Témiscamingue pour la première fois ; tous deux passaient avant White-B et Souldia vendredi soir dernier, au Poisson volant. La première a invité la foule à ses « grouillades » afro-brésiliennes, house, garage, broken beat et caribéennes, glissant çà et là dans sa sélection ses propres productions originales — elle devrait nous offrir un premier EP plus tard dans la saison. Shreez, lui, a apporté à Rouyn-Noranda sa Canicule, du nom de sa maison de disque. Du lourd, de la frappe, mais une présence scénique encore trop contenue ; la performance au micro est sans reproche, mais sa prestance est à développer.
Tout le contraire d’Étienne Coppée, qui déploie ce même charisme sur scène qui lui a permis de remporter les Francouvertes il y a quelques mois. Heureux hasard de la météo : lui qui devait se produire sur une scène extérieure a été déménagé à l’église de l’Immaculée-Conception, en plein dimanche après-midi. Les conditions idéales pour apprécier sa chanson liturgique et cathartique, pleine de bons sentiments hippies et d’élans gospels. En raison des mêmes craintes d’averses samedi après-midi, l’autrice-compositrice-interprète néo-R&B Janette King aussi a été déplacée à l’église, mais au sous-sol. La sonorisation était inadéquate, pour rester poli, mais la musicienne s’accompagnant de bandes préenregistrées est parvenue à faire grande impression avec le matériel de son premier album What We Lost, paru au début de l’été. Cela en dit beaucoup, sur la qualité de ses chansons comme de leur interprétation.
Le duo punk expérimental CRABE aussi en était à sa première participation au FME, il était grand temps. Un billet pour leur concert vendredi dernier était particulièrement convoité ; malheureusement pour les absents, ce fut une délectable explosion de folie et de violence contrôlée. De plus, le Cabaret de la Dernière chance, où s’est tenu le spectacle, avait presque retrouvé ses airs de FME, assez bondé pour qu’il y ait une ambiance, même si le public devait demeurer assis.
En première partie de CRABE, une performance d’un groupe encore vert nommé Pure carrière, création de membres du groupe de Québec Beat Sexu. Le genre de proposition qui se boit comme le petit-lait du FME : de la nouveauté, de l’inédit. Pas forcément à point, mais c’est le lot des projets naissants. Pure carrière rassemble de bons musiciens, c’est patent ; les compositions, elles, donnent l’impression de pouvoir imploser à tout moment, entre prog rock et chanson absurde qui cite Ionesco.
Même fébrilité chez Visibly Choked, autre groupe punk expérimental montréalais qui faisait ses débuts au FME samedi dernier, minuit, au sous-sol du Petit Théâtre. Une poignée de chansons brutales balancées en une petite demi-heure laissant une forte impression : la chanteuse est d’abord tragédienne, campant le personnage d’une femme blessée et courroucée, criant sa rage d’aimer si fort qu’elle enterre presque le chaos de ses collègues. Un premier mini-album du quintet devrait paraître à l’automne.
[Le FME est] le reflet des mois à venir sur nos scènes : les musiciens établis reprennent la route à la faveur d’un relâchement des contraintes sanitaires, alors que les nouveaux artistes devront batailler ferme pour se faire entendre.