Isabelle Arsenault et Fanny Britt ont le bonheur nostalgique
Dans Truffe, livre-disque irrésistiblement vintage, le duo raconte trois histoires de rock, d’amour et de deuil
« Des fois, Louis, on est tellement heureux qu’on est triste un petit peu. Tu savais ça ? » C’est Truffe qui, avec toute la poésie accidentelle de son jeune âge, s’adresse à son grand frère, Louis, dont nous avons fait la connaissance en 2016 dans Louis parmi les spectres, sublime roman graphique dans lequel un préadolescent observait son père s’abîmer dans la bouteille.
« Une histoire assez triste », résume Fanny Britt. Histoire au coeur de laquelle le cadet de Louis, Truffe, apparaissait toujours comme une embellie momentanée, avec sa flamboyante tête aux cheveux roux (presque phosphorescents) et ses étonnants enthousiasmes pour de la musique appartenant à une époque où une appli comme Spotify aurait été de la pure science-fiction.
« On pensait que sa joie de vivre et ses cheveux roux faderaient avec les années, mais ça ne fade pas du tout », confie l’autrice, en parlant non pas de son personnage, mais de sa muse, son fils Hippolyte, qui, cet après-midi-là, épiait avec un sourire tendrement espiègle l’entrevue qu’accordaient sa mère et sa collègue illustratrice Isabelle Arsenault à la galerie-boutique de La Pastèque. Hippolyte qui, avec sa camisole des Lakers et son bucket hat déposé sur sa toison toujours aussi éclatante, n’est visiblement plus un enfant : il s’apprêtait alors à faire son entrée au secondaire.
« Dès que Louis est sorti, on a rapidement eu tellement de commentaires sur Truffe », se souvient Isabelle Arsenault, qui collabore pour la troisième fois, depuis Jane, le renard et moi (en 2012), avec la dramaturge et romancière. L’affection des lecteurs pour Truffe, « ça tient beaucoup à comment Isabelle le dessine. Il est tellement cute », dit Fanny.
Ça tient aussi à l’inentamable sens de l’émerveillement de ce bambin dont les instants d’euphorie ressemblent moins à de l’insouciance juvénile qu’à de la sagesse précoce. « Quand Hippolyte avait quatre ou cinq ans, il nous sortait quotidiennement des répliques tellement colorées sur la vie, l’amour, la musique. Je savais qu’il fallait que je note ces choses-là. Je savais que c’était un personnage. »
La musique comme langage
« Je te jure, Riad, je pense que j’aime Nina encore plus que j’aime les Beatles », déclare Truffe dans ce nouveau livre qui porte son nom, trois histoires de rock, d’amour et de deuil accompagnées d’une paire de 45 tours entre les sillons desquels se cachent les voix d’Émilie Bibeau et d’Olivier Morin, qui narrent les aventures du gamin, ainsi que deux chansons des Plantes carnivores, le groupe fondé par Truffe et ses amis.
L’objet irrésistiblement vintage, une idée d’Isabelle Arsenault, se veut à la fois un hommage à ces livres de Disney regroupant plusieurs histoires ainsi qu’au format même du livre-disque, notamment à la version de 1979 du conte Émilie Jolie.
Les références musicales pullulent d’ailleurs dans Truffe, dont le « coolissime » protagoniste reçoit pour son anniversaire un perfecto (comme Elvis Presley ou Joan Jett !) et se plaît à instruire ses camarades de classe sur la relation singulière qu’a entretenue Ozzy Osbourne avec les chauves-souris. La musique résonne partout, jusque dans ces glorieuses pages psychédéliques qu’intercale Isabelle Arsenault afin de nous inviter dans la tête bouillonnante de Truffe.
Normal : la musique n’est rien de moins qu’un langage familial pour Fanny Britt. « C’est peut-être surprenant de m’entendre dire que j’ai de la misère à exprimer mes émotions, mais dans l’intimité, c’est vraiment difficile pour moi. Ça me vient beaucoup par la musique. Écouter de la musique avec mes fils, c’est leur dire des choses sur qui je suis, sur qui j’ai été, sur qui mes parents ont été. Et maintenant, comme la musique vient aussi de mes fils, j’ai de la mémoire affective liée à de la musique qu’eux m’ont fait découvrir. »
Mélancolie héréditaire
Fanny forme même désormais un duo d’auteurs-compositeurs avec Hippolyte. Ils signent les paroles et la mélodie des deux chansons des Plantes carnivores (avec l’aide du réputé réalisateur, Philippe Brault), dont celle de Tellement heureux, une ritournelle résumant parfaitement la drôle de mélancolie, presque grisante, à laquelle Fanny Britt semble abonnée.
« Tellement heureux que je suis triste un petit peu / tellement content que je pleure en dedans » : tel pourrait être le titre d’une thèse sur l’oeuvre de Fanny Britt, où le bonheur n’est jamais qu’un interlude pour lequel il vaut mieux ne pas s’emballer, de peur d’être déçu lorsqu’il se sauvera.
C’est une amie de la famille Britt, Margot, alors âgée de cinq ans, qui lui offrit un jour sur un plateau d’argent cette observation encapsulant parfaitement les sentiments contraires qui peuvent nous envahir lors d’un fulgurant moment de plénitude.
Fanny confectionnait ce jour-là un gâteau pour son propre anniversaire. « Margot est venue à côté de moi et elle m’a dit : “Tellement que je suis contente que je suis triste un petit peu.” J’ai fait : “Wow ! Margot, tu viens de me résumer.” Je suis en train de faire mon gâteau et déjà je suis un peu triste que tout ça va bientôt être fini, déjà j’ai peur que ça me donne mal au coeur si j’en mange trop, et pourtant, je suis tellement heureuse de faire ça. C’est tout un mélange : je suis contente d’être en vie, mais ça me fait super peur que les choses m’échappent, que la vie finisse, que je n’aie pas été à la hauteur. Je trouvais que c’était une grande phrase. »
S’il s’agit assurément du livre le plus lumineux, voire le plus léger, du duo, ainsi que le premier à s’adresser à un lectorat résolument plus enfantin qu’adolescent, Truffe a néanmoins tout pour devenir le meilleur copain des nostalgiques chroniques, grands ou petits. Fanny regarde son fils. « Hippolyte dit souvent : “Je viens d’avoir une grosse nostalgie.” Et j’étais pareil. Quand j’avais huit ans, j’étais nostalgique de mes quatre ans. Quand j’avais douze ans, j’étais nostalgique de mes huit ans. C’est une maladie héréditaire. » On a vu pire héritage.