Un recentrage bien accueilli dans le Canada conservateur
Plongée dans la circonscription la plus conservatrice du pays
Le Parti conservateur du Canada (PCC) règne sans partage sur la circonscription de Battle River-Crowfoot, en Alberta. En 2019, Damien Kurek y a obtenu l’appui de pas moins de 85,5 % des électeurs, soit plus que tout autre candidat au pays. L’impulsion centriste donnée au programme conservateur par son chef, Erin O’Toole, compliquera-t-elle les choses pour lui dans ce coin du Canada où l’ex-premier ministre Stephen Harper a acquis le statut de demi-dieu ? En quête de réponses, Le Devoir a plongé en contrée conservatrice.
Le parc Gilt Edge
Les bruits des freins moteurs des poids lourds se mêlent aux gazouillis des oiseaux du petit parc Gilt Edge, qui brise la monotonie des champs chargés de bottes de foin. La probabilité de croiser des conservateurs purs et durs est très grande dans le coin : il y a deux ans, les électeurs du secteur de Gilt Edge ont voté à 99,6 % pour le PCC (224 votes) ; un seul électeur s’est rangé derrière le Nouveau Parti démocratique (NPD).
Le vent de la révolte ne s’est pourtant pas levé, ni ici ni ailleurs dans la circonscription de Battle River-Crowfoot, après qu’Erin O’Toole — « un nouveau chef avec une nouvelle approche » — se fut porté à la défense du droit des femmes d’avoir recours à l’avortement ou encore après qu’il se fut présenté comme un allié des membres de la communauté LGBTQ, a constaté Le Devoir. « C’est bon : une majorité de personnes ici pensent déjà comme ça », fait valoir le fermier et soudeur Cole, qui partage sa vie entre les champs de céréales
de Wainwright et de sables bitumineux de Fort McMurray. « Les conservateurs évoluent comme tout le reste du monde. Évoluer ou mourir ! » ajoute le résident de l’Est albertain.
Aucun partisan conservateur parmi la dizaine de personnes interrogées par Le Devoir durant sa traversée de la circonscription albertaine n’a appelé à la réouverture du débat sur le mariage gai ou sur le droit à l’avortement, bien que certains aient tenu à inscrire leur dissidence en ce qui concerne les « avortements tardifs » sans raison médicale. Cole est du nombre. « Un conservateur qui s’en tiendrait à cette position aux États-Unis se ferait manger tout cru. Ils sont beaucoup plus hardcore que nous, ils l’ont toujours été », fait-il remarquer.
Le vent de la révolte ne s’est pas levé non plus dans le pays du pétrole après les sorties d’Erin O’Toole sur la nécessité de diminuer les émissions de gaz à effet de serre (GES) au moyen d’un « plan sérieux » assorti d’une taxe carbone nouveau genre. « Il ne faut pas freiner la
Les conservateurs sont très forts ici parce qu’ils se battent pour le »
c apitalisme COLE
croissance économique », affirme toutefois Cole. Selon lui, les conservateurs offrent « le moins mauvais » des programmes politiques, y compris en matière de lutte contre les changements climatiques.
« Les conservateurs sont très forts ici parce qu’ils se battent pour le capitalisme. Les libéraux et les néodémocrates pensent pour leur part que le socialisme va fonctionner », explique Cole. Il demande au prochain gouvernement d’offrir des incitatifs « à travailler plus » plutôt que des incitatifs à « travailler moins » (comme les prestations versées aux personnes sans emploi depuis le début de la pandémie de COVID-19, selon lui). « Et c’est fou ce que nous payons en impôts », souligne-t-il.
Même si les discours du genre « On se fait avoir dans la fédération » du Parti Maverick ou du genre « Le Canada d’abord » du Parti populaire du Canada ont un certain attrait pour lui, Cole ne rompra pas les rangs du PCC, promet-il au Devoir. Il veut éviter à tout prix une division du vote qui tournerait à l’avantage du PLC ou du NPD le 20 septembre prochain, quitte à vivre avec une taxe carbone à la sauce conservatrice. Il ne s’est pas encore remis du choc de l’élection provinciale de 2015 en Alberta, qui s’est soldée par la victoire du NPD de Rachel Notley au détriment des conservateurs déchirés en deux camps : le Wildrose et le Parti conservateur. « Quel gâchis c’était ! »
La ferme de Terry Murray
Le Devoir poursuit sa route vers « la capitale du bison du Canada », Wainwright. Il interrompt sa course à la vue d’un bouquet d’affiches électorales bleu foncé en bordure d’une ferme. Terry Murray sort d’une petite maison jouxtant des granges, des silos et de la machinerie de toutes sortes.
Le propriétaire du champ s’étendant sur plus de 30 kilomètres milite au sein du Parti conservateur depuis plus de 50 ans. Sa figure joufflue n’était d’ailleurs pas étrangère aux premiers ministres John Diefenbaker, Joe Clark — qui s’amusait par ailleurs à tremper son orteil dans les lacs de Wainwright, relate-t-il — et Stephen Harper.
Erin O’Toole est-il l’homme de la situation à la tête du PCC ? « Ce n’est pas Stephen Harper. Ce n’est pas Andrew Scheer », répond le militant après réflexion. « J’ai aimé Andrew. Pourquoi ? Parce que j’ai vu en lui certaines des valeurs chrétiennes que j’aime. Mais vous pouvez adhérer à de “bonnes valeurs” sans pour autant rejeter celles d’autres personnes. [Andrew Scheer] a raté ce test », soutient le membre de l’association conservatrice locale. Les conservateurs ont l’obligation, cette année, de « mener la campagne la plus positive possible », dit-il.
Terry Murray juge lui aussi nécessaire de recentrer le programme conservateur sur le rôle de l’État canadien et de laisser tomber, par exemple, les charges pro-vie. « Est-ce une bataille à mener coûte que coûte ? Non, je ne le pense pas », dit-il.
L’homme dont la famille a tourné le dos aux Highlands de l’Écosse pour embrasser l’Alberta il y a 120 ans plaide surtout pour un gouvernement fédéral qui encourage l’éthique du travail, « ne donnant pas de poissons, mais apprenant plutôt à pêcher » aux personnes dans le besoin.
Derrière lui, du canola, du blé, de l’avoine, de l’orge et des pois poussent, des boeufs paissent, des chevalets de pompage (des pumpjacks) extraient du pétrole. « Voulez-vous un chat ? » demande-t-il à la vue d’un chaton à l’énergie débordante.
De passage à Wainwright
Nouvel arrêt, cette fois dans le coeur historique de Wainwright. À moins de deux semaines du scrutin, Jane est réticente à l’idée de voter de nouveau pour le PCC. Elle reproche à Erin O’Toole d’être « wishy-washy », c’est-à-dire de manquer de caractère et de détermination dans la défense des intérêts des gens de Battle River-Crowfoot. « Je ne vois pas ce que l’Ouest peut obtenir », lâche-t-elle devant l’immeuble de briques abritant le bureau de poste de l’endroit.
Qui plus est, elle a une dent contre le premier ministre conservateur de l’Alberta, Jason Kenney, qui n’a pas été vu entre le 9 août et le 1er septembre alors que le nombre de personnes atteintes de la COVID-19 grimpait. Jane n’exclut pas de faire payer à Erin O’Toole le prix politique de l’apathie de Jason Kenney en temps de pandémie.
L’encan d’animaux de Viking
C’est le branle-bas de combat sur le site de l’encan de bovins du hameau de Viking,
toujours dans la circonscription de Battle River-Crowfoot. À l’intérieur, un boeuf parade dans un enclos sur un lit de paille sous les cris de l’encanteur.
La plupart des hommes et des femmes croisés par Le Devoir sortent du bâtiment avec l’impression d’avoir fait une bonne affaire. Ils ne partagent toutefois pas ce sentiment dans le champ politique. Ils se sentent floués par le fédéral, qui aide tout le monde sauf les agriculteurs aux prises avec de mauvaises récoltes, selon eux, et par le Québec, qui dit non au « pétrole sale » de l’Alberta, mais pas aux paiements de péréquation venant de l’Ouest canadien.
« Il faut exporter notre pétrole en passant par l’est ou par l’ouest. Nous pourrions travailler plus ici et aider véritablement les gens qui en arrachent », explique Clift, ajoutant que la transition énergétique doit se faire, mais « pas trop vite ». Les appuis d’Erin O’Toole aux personnes pro-choix puis aux personnes non hétérosexuelles vous indisposent-ils ? « Pas du tout », rétorque-til, avant de faire un long plaidoyer sur le droit des femmes d’interrompre leur grossesse.
Après quelques minutes, Clift précise devoir aller à l’hôpital, pointant une ecchymose sur son visage. « Tu as reçu tout un coup de sabot de boeuf ! » lance une de ses connaissances. « Ça m’a pris cinq heures pour arrêter de saigner », répond-il avant de regagner son véhicule surplombé d’une enseigne à laquelle un drapeau du Canada en lambeaux est accroché.
Au QG du PCC
Le candidat conservateur, Damien Kurek, a établi ses quartiers dans un local vacant du centre de Camrose, la plus grande municipalité de la circonscription, à quelques pas de son bureau de député. Même si un second mandat à la Chambre des communes semble être dans le sac, le diplômé en science politique et en études bibliques issu d’une famille d’agriculteurs fait campagne.
Damien Kurek est tellement occupé, dit sa directrice de campagne, qu’il n’a pas le temps d’échanger avec Le Devoir, le renvoyant avec ses questions vers l’équipe de campagne nationale du Parti conservateur, à Ottawa.