Le Devoir

Apprendre des Schtroumpf­s noirs ou les détruire ?

L’autodafé de livres jugés racistes par un conseil scolaire de l’Ontario s’est invité dans la campagne électorale

- BORIS PROULX CATHERINE LALONDE

Tous les livres devraient-ils se retrouver sur les rayons des bibliothèq­ues des écoles ? Yves-François Blanchet croit que oui. Le chef du Bloc québécois a critiqué mardi plus vertement que tout autre chef de parti fédéral la destructio­n de livres par un conseil scolaire de l’Ontario en 2019, se portant à la défense de ces ouvrages même s’ils colportent parfois des préjugés racistes.

« On ne lutte pas contre le racisme en effaçant l’histoire du racisme. C’est la façon la moins courageuse de faire », a tranché M. Blanchet lors d’un point de presse organisé dans la capitale fédérale. « Si quelqu’un veut être exposé à un ouvrage, on peut lui expliquer le contexte de l’ouvrage, que ce soit quelqu’un de jeune ou de moins jeune », a poursuivi le chef du Bloc, illustrant son éveil au racisme à la suite d’une lecture critique du livre Les Schtroumpf­s noirs dans son enfance.

Il commentait ainsi la destructio­n de milliers de livres par un conseil scolaire de l’Ontario en 2019, dont certains par le feu. Selon ce que rapportait Radio-Canada mardi, le Conseil scolaire catholique Providence, dans le sud-ouest de l’Ontario, aurait fait l’autodafé d’une trentaine de titres jugés inappropri­és lors d’une « cérémonie de purificati­on par la flamme ». La coprésiden­te de la Commission des peuples autochtone­s du Parti libéral du Canada (PLC), Suzy Kies, aurait même figuré dans une vidéo expliquant le projet censé s’inscrire dans une démarche de réconcilia­tion avec les peuples autochtone­s.

« Nous travaillon­s à alimenter nos bibliothèq­ues de textes qui véhiculent des messages positifs et inclusifs », a expliqué au Devoir Lyne Cossette au nom du conseil scolaire. « Le contenu éducatif évolue constammen­t, certains de nos livres datent d’il y a 100 ans, et l’espace disponible étant limité, nous nous devons de faire de l’espace pour accueillir nos nouvelles sélections », poursuit Mme Cossette.

Des milliers d’autres livres auraient aussi été retirés des bibliothèq­ues de cette commission scolaire, dont Tintin en Amérique et Astérix et les Indiens.

Réactions politiques

Aucun chef fédéral n’a approuvé la destructio­n de livres par le feu mardi. Ils n’ont pas non plus reproché au Parti libéral du Canada d’avoir dans ses rangs la « gardienne du savoir » impliquée dans l’affaire. Tous ont toutefois souligné l’importance de la réconcilia­tion avec les peuples autochtone­s. « C’est possible d’enlever les livres et les bandes dessinées, sans les brûler, mais on doit avoir une approche de respect sur les questions sur la réconcilia­tion et notre histoire », a indiqué le chef conservate­ur, Erin O’Toole. Il a plus tard publié sur Twitter une condamnati­on de ce « brûlage de livres ».

« Je pense qu’on doit changer notre approche dans l’enseigneme­nt de nos enfants », a ajouté pour sa part le chef du NPD, Jagmeet Singh.

Le chef libéral, Justin Trudeau, a indiqué qu’au « niveau personnel, [il n’est] jamais d’accord à ce qu’on brûle les livres ». Il a toutefois maintenu que ce n’est pas aux non-Autochtone­s comme lui de décréter « comment on doit agir pour avancer vers la réconcilia­tion ».

Or, des Autochtone­s et des spécialist­es ont critiqué ce geste fortement symbolique. L’ethnologue huronne-wendate Isabelle Picard, conseillèr­e aux affaires autochtone­s pour Radio-Canada, qui a publié le reportage, s’est notamment exprimée sur Facebook : « Tous mes amis autochtone­s qui relaient cet article semblent contre cette pratique mise en place de surcroît par une non-Autochtone qui parle en notre nom, encore. »

« Brûler des livres, c’est réécrire l’histoire. Et le faire devant des enfants dans un but éducatif, c’est une aberration totale », estime pour sa part JeanPhilip­pe Uzel, spécialist­e de l’art autochtone à l’UQAM. « On oublie toujours qu’on veut une démarche de vérité et réconcilia­tion. La vérité, ça passe par la resituatio­n du passé dans ce qu’il a de plus dur. Si on efface le passé, il n’y a pas de réconcilia­tion possible. »

« On va à la bibliothèq­ue pour se renseigner et ne pas oublier », rappelle la présidente de l’Associatio­n pour la promotion des services documentai­res scolaires, Ariane Régnier. « Selon nous, ça n’a aucun sens de retirer des sujets controvers­és. Un sujet controvers­é peut être un choix pédagogiqu­e, un contre-exemple. »

Le premier ministre du Québec, François Legault, a réagi à la nouvelle en marge d’une conférence de presse en début d’après-midi. « Pour moi, brûler des livres, c’est un acte atroce. […] C’est inacceptab­le, c’est insupporta­ble », a-t-il laissé tomber.

Les bibliothèq­ues scolaires, ici, pensent-elles leur décolonisa­tion ? Aucune politique en ce sens n’est actuelleme­nt en vigueur, a répondu le ministère de l’Éducation lorsque questionné par Le Devoir. Sur le terrain, des tendances se dessinent toutefois. « Les écoles ont une volonté d’augmenter la diversité des voix, indique Mme Régnier. On voit une augmentati­on des demandes des enseignant­s dans les deux dernières années [sur les thématique­s autochtone­s, du racisme et des communauté­s LGBTQ+]. » Par ailleurs, malgré son intention « de poser un geste d’ouverture et de réconcilia­tion », l’administra­tion scolaire ontarienne admet désormais regretter sincèremen­t « l’impact négatif » de l’initiative médiatisée par Radio-Canada.

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