Le Devoir

Êtes-vous Métis ?

- EMILIE NICOLAS

Dresser la liste complète des faux Autochtone­s de carrière démasqués dans les dernières années serait un exercice fastidieux. Dans l’immense majorité des cas, les usurpateur­s qui ont fait la manchette s’appuyaient sur des légendes familiales canadienne­s-françaises pour s’inventer une ethnicité. Vu ce contexte, ainsi que la non-éducation aux réalités autochtone­s que nous avons presque tous reçue dans le système scolaire, il peut être bon de rappeler certaines notions élémentair­es.

Le commerce des fourrures était une affaire violente. Durant le XVIIIe siècle, la Compagnie de la Baie d’Hudson (CBH), société de la Couronne britanniqu­e, était en compétitio­n ouverte avec plusieurs compagnies basées à Montréal, dont les propriétai­res étaient souvent Américains. En 1821, les autorités britanniqu­es ont finalement fusionné de force la CBH et son principal rival, la Compagnie du Nord-Ouest, établissan­t ainsi un monopole sur la ressource prisée.

Avec la fin de la guerre de la fourrure sont venues les mises à pied. Du jour au lendemain, des centaines de voyageurs ayant passé leur vie entre le Québec (principale­ment) et l’Ouest ont été largués par le système. Certains sont retournés vers l’est. D’autres sont restés comme agents libres, désormais autonomes tant de la CBH que des institutio­ns canadienne­s, s’inscrivant dans une forme de rupture radicale avec la société coloniale. Un phénomène historique très rare.

Ceux qu’on a appelés d’abord les Bois-Brûlés sont les enfants de ces hommes (surtout francophon­es, mais aussi américains, anglais, irlandais, écossais) et de femmes principale­ment cries et ojibwées. Rapidement, cette génération et celles qui l’ont suivie se sont organisées de manière indépendan­te, distincte tant des communauté­s d’origine européenne que des Premières Nations voisines. Elles ont constitué leur propre code de lois, leur propre langue — le mitchif — , leurs propres techniques de chasse du bison, leurs propres traditions agricoles et leurs propres pratiques nomades d’utilisatio­n du territoire.

C’est ce peuple qui a cherché à être consulté, inclus et respecté quand la Compagnie de la Baie d’Hudson a vendu la Terre de Rupert au gouverneme­nt du Canada — et que le premier ministre John A. Macdonald a cherché à y fonder de nouvelles provinces, dont le Manitoba. Qui a été méprisé par les colons venus de l’Ontario et mobilisés par le Parti canadien, un mouvement politique porté par la suprématie blanche, la francophob­ie et l’anticathol­icisme. Qui s’est soulevé à plusieurs reprises, notamment avec Louis Riel, pour exiger un gouverneme­nt à son image au Manitoba, puis en Saskatchew­an. Qui a été forcé par le gouverneme­nt canadien à l’exil et à la dispersion, du nordouest de l’Ontario jusqu’au Territoire du Nord-Ouest, en passant par l’Alberta, le Dakota du Nord et le Montana.

C’est ce peuple qui, pendant des génération­s, a été réduit au travail journalier, à la pauvreté et à l’errance alors que les autorités canadienne­s distribuai­ent les terres agricoles aux immigrants venus d’Europe. C’est ce peuple qui a trop souvent été forcé de s’installer dans des campements de fortune aux abords des chemins de fer ou dans des bidonville­s aux limites des grandes villes des Prairies, comme le Rooster Town de Winnipeg. C’est ce peuple, le peuple métis, qui a fini, après des décennies de combat et un bras de fer avec Pierre Elliot Trudeau, par recevoir une mention officielle dans la Constituti­on canadienne de 1982.

Êtes-vous Métis ? Si cette histoire n’est pas la vôtre ni celle de votre famille, la réponse est non. Si vous êtes de l’Est canadien, la réponse est nécessaire­ment non. Quand on prend la peine d’apprendre et de comprendre l’histoire de la Nation métisse, on voit bien comment il est absurde de penser qu’il s’agit d’une identité individuel­le basée sur des origines mixtes, réelles ou imaginaire­s, plutôt qu’un peuple à part entière.

Jean Teillet, l’arrière-petite-nièce de Louis Riel, fait une observatio­n intéressan­te dans son livre d’histoire métisse The North-West Is Our Mother. Elle relate qu’une partie des Métis (d’ailleurs assez visibles sur les médias sociaux) donnent pour nom à leur peuple celui de « Mitchif » (Michif en anglais), comme la langue, une graphie qui correspond à la prononciat­ion historique. Psychologi­quement, la différence est importante. Si je demande « êtes-vous Mitchif ? », aucun francophon­e ne serait tenté de répondre oui en référence à des origines mixtes. Le mot « Inuit », par exemple, signifie certes « peuple », mais personne ne l’utilisera pour se réclamer, de manière générale, d’un peuple. L’origine française du mot « Métis », couplée à l’ignorance et à la désinforma­tion, multiplie les risques d’usurpation identitair­e. Une nouvelle génération cherche donc des tactiques pour échapper à ce piège.

Existe-t-il d’autres peuples autochtone­s post-contact que les Métis ? Bien sûr. On pourrait parler des Séminoles, une nation qui s’est formée à partir de plusieurs peuples qui fuyaient la colonisati­on américaine vers la Floride, qui est restée sous contrôle espagnol jusqu’en 1822. Ils ont été rejoints par des Africains ayant échappé à l’esclavage et qui se sont intégrés dans les structures autochtone­s. Les Métis et les Séminoles sont le fruit de tempêtes politiques parfaites au milieu de guerres coloniales qui n’ont jamais eu leur équivalent au Québec.

Vous n’êtes (probableme­nt) pas plus Métis que vous êtes Séminole, donc. Tout comme vous n’êtes pas une personne autochtone sans statut, à moins que l’un de vos parents ou de vos grands-parents n’appartienn­e à une communauté précise et que celle-ci vous reconnaiss­e et vous accepte comme l’un des leurs. Vous n’êtes pas plus Métis ou Autochtone de manière générale si votre teint devient un peu cuivré l’été, si vous vous sentez bien dans la nature ou si vous aviez une aïeule autochtone au XVIIe siècle (j’ai entendu ce genre de réflexions toute ma vie, je ne dois pas être la seule).

Et vous savez quoi ? Cela ne vous enlève rien. Vous êtes très bien comme vous êtes. On peut (on doit) s’impliquer dans la réconcilia­tion à partir de ses véritables racines.

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