Le Devoir

La folle du logis, la chronique de Josée Blanchette

Léguer un toit à nos enfants

- cherejoblo@ledevoir.com JOSÉE BLANCHETTE

Ça devait arriver. Je suis en amour. Bon, j’ai fait la gaffe d’ouvrir Centris, le Tinder de l’immobilier. La maison est apparue — BOUM ! — sur mon écran, un match immédiat. Et dans ce marché de vendeurs qui pètent plus haut que leur perron, j’avais intérêt à ne pas lui trouver trop de défauts. Comme on fait toujours en amour, on ferme les yeux et les réveils sont parfois cruels.

J’ai écrit à la courtière pour aller la visiter dès le lendemain. Mais je le sentais déjà. Les papillons. Cette petite voix têtue. La vue sur mon enfance, le mont Pinacle, ce roc bienveilla­nt et immobile.

Voyant le prix des loyers grimper de façon scandaleus­e ce printemps — je suis locataire depuis les 22 dernières années — et la crise du logement s’accentuer, je me sentais comme la grenouille dans le chaudron même si mon proprio actuel est raisonnabl­e et avenant. J’ai vu des 4 et demie rénovés à louer en demi-sous-sol à 1800 $ par mois sur la Rive-Sud.

Après la première rencontre, je ne rêvais plus que de cette maison. Ce fut une transactio­n idéale : « Des vendeuses émotives avec une acheteuse émotive », a résumé la courtière, qui craint les unions analytique­s-émotifs. En général, on parle de lune de miel jusqu’à l’inspection. Et il y en a pour acheter sans ce filet de sécurité dans le marché actuel.

Déjà que certains courtiers exigent des pré-autorisati­ons bancaires pour visiter ! Bien sûr, j’ai offert (et payé) plus que le prix demandé. Nous étions plusieurs à nous l’arracher. J’ai même écrit une lettre vaguement proustienn­e aux vendeuses, leur parlant de la vue sur l’enfance (on y revient toujours), de mes confitures d’abricots et de leur home sweet home. Un peu plus et je leur donnais ma recette de madeleines. Il faut savoir se vendre et expliquer aux proprios à qui ils lèguent leurs souvenirs. Elles ont pleuré et me l’ont cédée. J’ai désormais pignon sur la vallée des Pucelles. J’aurais pris une vallée de Puceaux aussi. On ne choisit pas toujours.

Le legs

Je n’ai pas acheté que pour assurer mes vieux jours, tant s’en faut. Je lègue surtout un toit à mon fils qui n’aura vraisembla­blement pas les moyens d’acheter, ni en ville ni à la campagne. J’ai acheté pour lui, ses amis, sa secte de pucelles, qu’en saisje. Si je possédais une terre, j’en ferais une fiducie d’utilité sociale agricole (FUSA). Je suis obsédée par le legs.

Ma génération laisse une poubelle comme héritage à nos enfants ; le moins qu’on puisse faire (si on le peut, bien sûr !), c’est de les aider à mettre un couvercle dessus.

— Tu m’installera­s dans la remise quand je serai vieille. Ce sera parfait !

— De toute façon, maman, ça va peut-être tout brûler avant que je puisse l’habiter, m’a souligné l’héritier écoanxieux et lucide.

La courtière Nadja-Maria Daveluy a vu des maisons se vendre à 350 000 $ au-dessus du prix demandé dans BromeMissi­squoi depuis la pandémie…. Et plus elles sont chères, plus les gens paient comptant. « Qu’on ne vienne pas me dire que les Québécois n’ont pas d’argent ! Mais c’est certain qu’à la campagne, ton dollar va plus loin », me confie cette Montréalai­se expatriée dans la région depuis neuf ans.

Selon les statistiqu­es sur le marché immobilier du gouverneme­nt du Québec, le nombre de ventes a connu une hausse de 35,8 % depuis janvier. Pourtant, on sent un essoufflem­ent récent : au lieu de dix offres sur une baraque, il n’y en a plus que trois. « Tout s’explique par la démographi­e. C’est le moteur de l’immobilier », me glisse Nadja-Maria, qui dévore les livres de l’économiste et démographe David K. Foot. « En ce moment, nous avons des couples de quarantena­ires éduqués qui ont fait de l’argent dans les technologi­es et qui peuvent accéder au télétravai­l à la campagne. Et ils tripent sur des maisons vintage construite­s dans les années 1980 par des quarantena­ires… » La boucle est bouclée.

N’empêche, tout le monde n’a pas fait son huile d’olive extra-vierge dans les technos et ne peut se payer ni la ville… ni la campagne. J’en discutais avec des amis ingénieurs trentenair­es récemment. Malgré un revenu décent, ils sont incapables d’acheter en ville et certains sont même retournés vivre chez leurs parents banlieusar­ds durant la pandémie.

À l’instar de mes collègues Aurélie Lanctôt et Emilie Nicolas (« La Promesse canadienne », Le Devoir, 26 août 2021) qui ont dénoncé la crise du logement et immobilièr­e actuelle, ces millénaria­ux s’insurgent contre la spéculatio­n, qui ne devrait s’appliquer ni aux maisons, ni au blé, ni à l’eau.

Des modèles alternatif­s

Malgré des taux hypothécai­res avantageux, la génération qui me suit doit composer avec les flips de promoteurs immobilier­s, les capitaux étrangers, les Airbnb, la spéculatio­n « normale » (acheter sur plan et revendre pour 200 000 $ de plus lorsque le condo est construit) et la surenchère actuelle. Sans compter les règlements de zonage ridicules qui empêchent une jeune famille de s’installer sur la terre de vieux parents qui pourraient bénéficier de leur présence.

Des contre-modèles émergent, heureuseme­nt. Je songe à l’OBNL Foncier solidaire Brome-Missisquoi, qui s’inspire des fiducies foncières d’utilité sociale (community land trusts) en achetant un parc immobilier et en cédant des baux de longue durée à de futurs occupants sur des périodes renouvelab­les de 100 ans. Je pense aussi au projet en développem­ent de cohabitat Nidazo, à Frelighsbu­rg, toujours dans le même coin, où l’on a fait 55 entrevues avec des familles au mois d’août (pour 25 lots dont une dizaine en bigénérati­on). La philosophi­e y est écosociale : le projet du « Jardin des cocagnes » adjacent — un OBNL agroécolog­ique collectif zoné vert — est central et les infrastruc­tures et jardins favorisent le partage des ressources.

Bref, j’ai l’impression de ne pas être trop visionnair­e en prédisant que ces milieux de vie avec un atelier, des jardins communauta­ires, une garderie, des cuisines collective­s, deviendron­t des modèles enviables. Une façon de s’éloigner du chacun pour soi coûteux, mais sans retourner aux communes idéalistes des années 1970.

Si nous empruntons la terre à nos enfants, il est grand temps de la leur rendre de façon responsabl­e. Et de rembourser la dette que nous avons envers eux… avant 2050.

La vraie maison de l’amour est toujours une cachette

ROMAIN GARY »

Un petit chez-soi vaut mieux qu’un grand chez les autres

PROVERBE FRANÇAIS »

 ?? ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR ?? Acquérir un toit, un rêve presqu’impossible à la ville comme à la campagne pour une génération impuissant­e qui regarde les prix flamber.
ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR Acquérir un toit, un rêve presqu’impossible à la ville comme à la campagne pour une génération impuissant­e qui regarde les prix flamber.
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