Quel avenir pour les intellectuels ?
Historien, sociologue, écrivain, l’auteur enseigne à l’Université du Québec à Chicoutimi dans les programmes en histoire, en sociologie/anthropologie, en science politique et en coopération internationale. Il est titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les imaginaires collectifs.
Qu’est-ce qu’un intellectuel ? En accord avec une vieille tradition occidentale fermement établie, l’intellectuel est un guide. Son rôle est de diffuser des idées, des systèmes de pensée, des visions du monde proche ou lointain. Mais il ne s’agit pas de n’importe quelles idées.
On parle ici de réflexions qui peuvent former les esprits en profondeur, nourrir des convictions, des idéaux, offrir des choix de vie et inspirer des comportements. Plus spécifiquement, l’intellectuel peut influencer les décideurs, les acteurs sociaux et, dans la longue durée, peser sur la marche d’une société. On en connaît de nombreux exemples.
Comme on le devine, on ne s’improvise pas intellectuel. Il y a des critères, des exigences souvent non écrites qui fondent la crédibilité de cette profession. Ce ne sont pas nécessairement des titres formels, par exemple des diplômes universitaires.
Un intellectuel accompli se distingue par une longue expérience de la réflexion et une capacité à échanger, à débattre rationnellement et, éventuellement, à modifier sa pensée. L’interaction avec une communauté dans un esprit d’ouverture est donc un élément essentiel.
Mais en plus de la raison, la sève de la vie intellectuelle peut aussi découler de la sensibilité et de la créativité, comme c’est souvent le cas avec les littéraires et les artistes. Enfin, au-delà (ou en deçà) des idées, la vie intellectuelle, c’est aussi la réflexion sur les valeurs et leur promotion au service de l’humanisme.
Tout cela requiert la liberté de pensée et de parole souvent associée à la critique sociale.
Les nouveaux guides
Mais voici que cet univers vient d’être bousculé par l’émergence d’une autre génération de guides. Il s’agit des intervenants qui opèrent le plus souvent au sein ou dans le voisinage des réseaux sociaux, ce qui inclut la catégorie très hétéroclite des blogueurs (dont un certain nombre sont des intellectuels ou des experts). Parmi tous ceux-là, j’ai particulièrement à l’esprit ceux qui s’identifient comme « influenceurs ».
En toute équité, je tiens à souligner que, sous divers rapports, ces communicateurs ne diffèrent pas des intellectuels traditionnels. Ils ont leur public, opèrent sur l’agora en toute légitimité, exercent leur liberté d’expression pour défendre et diffuser leurs idées, font (tout au moins indirectement) la promotion de valeurs fondamentales, comme la liberté d’expression et le droit à la différence, et pratiquent à leur façon une forme de critique.
Si on pouvait en rester à ces considérations, on serait tenu de conclure simplement que de nouveaux guides, de nouveaux éclaireurs ont émergé avec le fractionnement des chaînes de communication, que les guides traditionnels ont simplement perdu leur situation de monopole, qu’ils doivent composer désormais avec d’autres acteurs qui font entendre un discours différent, mais légitime, et qui sont plus aptes à joindre des « clientèles » jusque-là négligées.
Là où le bât blesse
Malheureusement, on ne peut pas en rester là car, sous bien d’autres rapports, rien ne va plus. Il y a d’abord la question de la qualification et de la crédibilité (comment devient-on influenceur ?), il y a celle de la fiabilité des énoncés, où le souci du réel, de la vérification, est loin de trouver son compte, tout comme la logique du vrai et du faux. Il y a celle de la construction du discours qui fait souvent injure à la raison et il y a celles de la tolérance, du respect mutuel, de l’ouverture à la dissension.
Tout cela additionné donne les figures devenues familières : fondamentalisme, négationnisme, radicalisation à outrance, complotisme, ostracisation, rejet de la science et mépris des experts. C’est aussi le terreau de comportements virtuellement autodestructeurs, nocifs, pouvant conduire à la violence.
Pour les intellectuels de profession comme pour les scientifiques (identifiés à la culture dite « savante »), il y a de quoi s’inquiéter. Ils font face désormais à un public (de 20 % à 25 % des citoyens au Québec) et à des concurrents contre lesquels il leur est très difficile de combattre parce que les procédés d’argumentation les désavantagent au départ.
Ceux des intellectuels, plus exigeants, reposent sur des analyses documentées, nuancées, parfois complexes, soumises à une éthique. En face, on court-circuite, on triture le réel en arguant du « gros bon sens », on s’en tient aux « vraies affaires ». En conséquence, l’audience des guides traditionnels risque fort d’être amputée, tout comme leur influence dans la société. Il est à craindre aussi que certains d’entre eux soient tentés d’abaisser la barre. Alors, comme il arrive en économie, la mauvaise monnaie viendrait chasser la bonne.
Les dommages potentiels ne s’arrêtent pas là. Il faut se préoccuper aussi de l’avenir de l’information et du débat public. Et il faut se soucier de la transmission des valeurs qui fondent la vie d’une société démocratique, notamment la solidarité, la confiance mutuelle, l’éthique civique et la recherche du bien commun.
En somme, ce n’est rien de moins que l’héritage de l’humanisme qui est en jeu. Et avec lui tout ce qui, selon la leçon des Anciens, doit mener à la sagesse…
Enfin, sur un plan plus personnel, en tant qu’intellectuel, une vision me trouble : sommes-nous voués à être confinés dans nos cénacles et à n’échanger qu’entre nous ?