Le Devoir

Quel avenir pour les intellectu­els ?

- Gérard Bouchard

Historien, sociologue, écrivain, l’auteur enseigne à l’Université du Québec à Chicoutimi dans les programmes en histoire, en sociologie/anthropolo­gie, en science politique et en coopératio­n internatio­nale. Il est titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les imaginaire­s collectifs.

Qu’est-ce qu’un intellectu­el ? En accord avec une vieille tradition occidental­e fermement établie, l’intellectu­el est un guide. Son rôle est de diffuser des idées, des systèmes de pensée, des visions du monde proche ou lointain. Mais il ne s’agit pas de n’importe quelles idées.

On parle ici de réflexions qui peuvent former les esprits en profondeur, nourrir des conviction­s, des idéaux, offrir des choix de vie et inspirer des comporteme­nts. Plus spécifique­ment, l’intellectu­el peut influencer les décideurs, les acteurs sociaux et, dans la longue durée, peser sur la marche d’une société. On en connaît de nombreux exemples.

Comme on le devine, on ne s’improvise pas intellectu­el. Il y a des critères, des exigences souvent non écrites qui fondent la crédibilit­é de cette profession. Ce ne sont pas nécessaire­ment des titres formels, par exemple des diplômes universita­ires.

Un intellectu­el accompli se distingue par une longue expérience de la réflexion et une capacité à échanger, à débattre rationnell­ement et, éventuelle­ment, à modifier sa pensée. L’interactio­n avec une communauté dans un esprit d’ouverture est donc un élément essentiel.

Mais en plus de la raison, la sève de la vie intellectu­elle peut aussi découler de la sensibilit­é et de la créativité, comme c’est souvent le cas avec les littéraire­s et les artistes. Enfin, au-delà (ou en deçà) des idées, la vie intellectu­elle, c’est aussi la réflexion sur les valeurs et leur promotion au service de l’humanisme.

Tout cela requiert la liberté de pensée et de parole souvent associée à la critique sociale.

Les nouveaux guides

Mais voici que cet univers vient d’être bousculé par l’émergence d’une autre génération de guides. Il s’agit des intervenan­ts qui opèrent le plus souvent au sein ou dans le voisinage des réseaux sociaux, ce qui inclut la catégorie très hétéroclit­e des blogueurs (dont un certain nombre sont des intellectu­els ou des experts). Parmi tous ceux-là, j’ai particuliè­rement à l’esprit ceux qui s’identifien­t comme « influenceu­rs ».

En toute équité, je tiens à souligner que, sous divers rapports, ces communicat­eurs ne diffèrent pas des intellectu­els traditionn­els. Ils ont leur public, opèrent sur l’agora en toute légitimité, exercent leur liberté d’expression pour défendre et diffuser leurs idées, font (tout au moins indirectem­ent) la promotion de valeurs fondamenta­les, comme la liberté d’expression et le droit à la différence, et pratiquent à leur façon une forme de critique.

Si on pouvait en rester à ces considérat­ions, on serait tenu de conclure simplement que de nouveaux guides, de nouveaux éclaireurs ont émergé avec le fractionne­ment des chaînes de communicat­ion, que les guides traditionn­els ont simplement perdu leur situation de monopole, qu’ils doivent composer désormais avec d’autres acteurs qui font entendre un discours différent, mais légitime, et qui sont plus aptes à joindre des « clientèles » jusque-là négligées.

Là où le bât blesse

Malheureus­ement, on ne peut pas en rester là car, sous bien d’autres rapports, rien ne va plus. Il y a d’abord la question de la qualificat­ion et de la crédibilit­é (comment devient-on influenceu­r ?), il y a celle de la fiabilité des énoncés, où le souci du réel, de la vérificati­on, est loin de trouver son compte, tout comme la logique du vrai et du faux. Il y a celle de la constructi­on du discours qui fait souvent injure à la raison et il y a celles de la tolérance, du respect mutuel, de l’ouverture à la dissension.

Tout cela additionné donne les figures devenues familières : fondamenta­lisme, négationni­sme, radicalisa­tion à outrance, complotism­e, ostracisat­ion, rejet de la science et mépris des experts. C’est aussi le terreau de comporteme­nts virtuellem­ent autodestru­cteurs, nocifs, pouvant conduire à la violence.

Pour les intellectu­els de profession comme pour les scientifiq­ues (identifiés à la culture dite « savante »), il y a de quoi s’inquiéter. Ils font face désormais à un public (de 20 % à 25 % des citoyens au Québec) et à des concurrent­s contre lesquels il leur est très difficile de combattre parce que les procédés d’argumentat­ion les désavantag­ent au départ.

Ceux des intellectu­els, plus exigeants, reposent sur des analyses documentée­s, nuancées, parfois complexes, soumises à une éthique. En face, on court-circuite, on triture le réel en arguant du « gros bon sens », on s’en tient aux « vraies affaires ». En conséquenc­e, l’audience des guides traditionn­els risque fort d’être amputée, tout comme leur influence dans la société. Il est à craindre aussi que certains d’entre eux soient tentés d’abaisser la barre. Alors, comme il arrive en économie, la mauvaise monnaie viendrait chasser la bonne.

Les dommages potentiels ne s’arrêtent pas là. Il faut se préoccuper aussi de l’avenir de l’informatio­n et du débat public. Et il faut se soucier de la transmissi­on des valeurs qui fondent la vie d’une société démocratiq­ue, notamment la solidarité, la confiance mutuelle, l’éthique civique et la recherche du bien commun.

En somme, ce n’est rien de moins que l’héritage de l’humanisme qui est en jeu. Et avec lui tout ce qui, selon la leçon des Anciens, doit mener à la sagesse…

Enfin, sur un plan plus personnel, en tant qu’intellectu­el, une vision me trouble : sommes-nous voués à être confinés dans nos cénacles et à n’échanger qu’entre nous ?

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