Le Devoir

Alanis Obomsawin à l’écoute de la parole sacrée

Entrevue avec la cinéaste abénaquise, qui croule sous les hommages à Toronto

- ODILE TREMBLAY

Elle part ce jeudi pour Toronto qui lui rend hommage, en plus de lui consacrer une rétrospect­ive sur support numérique du 11 au 18 septembre. Alanis Obomsawin lancera en outre au Festival internatio­nal du film de Toronto (TIFF) sur grand écran son dernier documentai­re Honour to Senator Murray Sinclair. Ce festival, elle trouve qu’il l’a gâtée tout au long des années, mettant en exergue film sur film de sa trajectoir­e et lui offrant de nombreux coups de chapeau. « Mais c’est ma première rétrospect­ive. Des films anciens seront présentés. » Ça la réjouit du fond du coeur.

Durant le confinemen­t pandémique, la cinéaste octogénair­e abénaquise confesse avoir eu peur de s’ennuyer. « Mais ce fut tout le contraire, révèlet-elle. Je gardais tellement d’archives sonores et visuelles pour des projets inachevés, des entrevues, des tournages. C’était d’une richesse inouïe. Avant de filmer, j’enregistre d’abord

Si je meurs demain, d’autres »

seront debout ALANIS OBOMSAWIN

des témoignage­s vocaux des gens dans leur langue. Certains dataient d’une quarantain­e d’années. Des personnes étaient mortes, d’autres survivent. En plongeant dans tout ce matériel, j’ai souvent braillé. Je veux retourner dans ces communauté­s, car la parole est sacrée pour moi et il s’agit de documents historique­s. Je me sens responsabl­e de ces legs. J’en ai fait huit films depuis la pandémie, dont six déjà montés. »

53 films en 54 ans de carrière, une permanence à l’Office national du film du Canada (ONF) : Les réalités des autochtone­s, leurs affres sociales, les pensionnat­s infâmes qui voulaient les blanchir, les traités qui les auront infantilis­és et trahis, leur art, leurs traditions, leur spirituali­té, leurs espoirs, leurs luttes, l’éducation des enfants, elle aura témoigné des Premières Nations sous tous les angles et coutures.

La jeune Abénaquise d’abord chanteuse, survivante d’avanies racistes, sera devenue au documentai­re l’une des porte-paroles majeures de peuples, dont la condition paraissait au départ quasi désespérée. « C’est à force de voir les Autochtone­s se faire traiter de sauvages, d’ignorants et d’inférieurs dans les livres d’histoire du Canada, que je me suis révoltée, assure-t-elle. Aujourd’hui à travers le pays, en entendant la majorité des Canadiens souhaiter que justice nous soit rendue, je suis contente d’avoir vécu longtemps pour voir ça. Prendre ma retraite ? Pas le temps pour ça. Il y a tant à dire et à montrer. »

Regarder vers l‘avenir

Et si plusieurs lui remettent en mémoire l’impact de ses films sur l’été rouge de Kanesatake, qui lui ont valu 18 prix à travers le monde, elle s’émeut surtout en abordant le sort de son documentai­re de 1986 : Richard Cardinal : Le cri d’un enfant métis. Trimballé à Edmonton dans 28 foyers d’accueil, coupé de ses racines, car les Autochtone­s ne pouvaient adopter les enfants de leurs communauté­s, le jeune homme s’était pendu à 17 ans après avoir couché par écrit son histoire. « Le film a causé un tel scandale relayé par les journalist­es, évoque Alanis Obomsawin, que les lois sur l’adoption ont changé en faveur des familles autochtone­s adoptantes en Alberta. J’ai été vraiment encouragée en voyant cette force du documentai­re. »

lancé au TIFF, est un hommage à un remarquabl­e homme de loi anichinabé du Manitoba, devenu juge puis sénateur sous le règne de Justin Trudeau, qui présida la Commission de vérité et réconcilia­tion, en révélant la réalité effroyable des pensionnat­s autochtone­s. Et sa voix de sagesse lors de son puissant discours d’acceptatio­n du prix WFM – Canada World Peace Award, qu’Alanis Obomsawin put filmer à l’Université McGill en 2016, résonne comme un chant d’espoir et une invitation à changer les choses. S’ajoutent dans le film des documents d’archives illustrant les injustices subies au long de l’histoire sous la gouverne de l’État canadien, des témoignage­s bouleversa­nts de survivants des pensionnat­s.

L’éducation est devenue le fer de lance de son oeuvre. Les Premières Nations arrivaient de tellement loin. Elle en aura visité des écoles depuis les années 60, la cinéaste abénaquise, dont ces pensionnat­s où les petits autochtone­s enlevés à leurs parents étaient battus s’ils parlaient leur langue. « Ces cimetières cachés avec des enfants enterrés sous la bâtisse, on en connaissai­t l’existence, mais nul ne nous écoutait. On passait pour des menteurs. Et aujourd’hui… Il y a de l’argent débloqué pour les autochtone­s. Parler leur langue est désormais encouragé. Tant de jeunes tournent à leur tour de beaux films sur nos peuples. Une relève se lève. Si je meurs demain, d’autres seront debout. »

Une reconnaiss­ance

Alanis Obomsawin croule sous les hommages. Elle a reçu tant de prix de carrière, dont l’Iris à Québec Cinéma et le prix Glenn Gould, entre autres, en 2020. Cette fondation organisera en octobre à Toronto des projection­s extérieure­s animées en honneur de la cinéaste. À Berlin, est prévue en janvier 2022 une nouvelle rétrospect­ive de ses oeuvres à la Haus der Kulturen der Welt, qui sortira également un livre sur elle en quatre langues : allemand, anglais, français et abénaquis. « Je suis toujours en vie et tellement de gens m’honorent », s’exclame-t-elle. Mais ce qui lui importe par-dessus tout, c’est de retourner dans les communauté­s autochtone­s du pays pour y parfaire son oeuvre de mémoire. Une mémoire qu’elle a plus longue que sa propre vie.

Ces cimetières cachés avec des enfants enterrés sous la bâtisse, on en connaissai­t l’existence, mais nul »

ne nous écoutait ALANIS OBOMSAWIN

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SCOTT STEVENS TIFF Le TIFF rendra hommage à la cinéaste abénaquise Alanis Obomsawin, jeudi, en plus de lui consacrer une rétrospect­ive sur support numérique du 11 au 18 septembre.

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